Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2913

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 373-374).

2913. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 4 mai.

Chœur des anges, prenez patience ; je suis entre les mains des médecins et des ouvriers, et le peu de moments libres que mes maux et les arrangements de ma cabane me laissent, sont nécessairement consacrés à cet Essai sur l’Histoire générale, qui est devenu pour moi un devoir indispensable et accablant, depuis le tort qu’on m’a fait d’imprimer une esquisse si informe d’un tableau qui sera peut-être un jour digne de la galerie de mes anges. Laissez-moi quelque temps à mes remèdes, à mes jardins, et à mon Histoire.

Dès que je me sentirai une petite étincelle de génie, je me remettrai à mes magots de la Chine. Il ne faut fatiguer ni son imagination, ni le public. Laissons attendre le démon de la poésie et le démon du public, et prenons bien le temps de l’un et de l’autre. Je veux chasser toute idée de la tragédie, pour y revenir avec des yeux tout frais et un esprit tout neuf. On ne peut jamais rien corriger son ouvrage qu’après l’avoir oublié. Quand je m’y mettrai, je vous parlerai alors de toutes vos critiques, auxquelles je me soumettrai autant que j’en aurai la force. Ce n’est pas assez de vouloir se corriger, il faut le pouvoir.

Permettez-moi cependant, mon cher et respectable ami, de vous demander si M. de Ximenès était chez vous quand on lut ces quatre actes. Nous sommes bien plus embarrassés, Mme  Denis et moi, de ce que nous mande M. de Ximenès que de Gengis-kan et d’Idamé. Si ce n’est pas chez vous qu’il a lu la pièce, c’est donc Lekain qui la lui a confiée ; mais comment Lekain aurait-il pu lui faire cette confidence, puisque la pièce était dans un paquet à votre adresse, très-bien cacheté ? Si, par quelque accident que je ne prévois pas, M. de Ximenès avait eu, sans votre aveu, communication de cet ouvrage, il serait évident qu’on lui aurait aussi confié les quatre chants[1] que je vous ai envoyés. Tirez-moi, je vous prie, de cet embarras.

Je ne sais, mon cher ange, à quoi appliquer ce que vous me dites à propos de ces quatre derniers chants. Il n’y a, ce me semble, aucune personnalité, si ce n’est celle de l’âne. Je sais que, malheureusement, il se glissa dans les chants précédents quelques plaisanteries qui offenseraient les intéressés. Je les ai bien soigneusement supprimées ; mais puis-je empêcher qu’elles ne soient, depuis longtemps, entre les mains de Mlle  du Thil ? C’est là le plus cruel de mes chagrins ; c’est ce qui m’a déterminé à m’ensevelir dans la retraite où je suis. Je prévois que, tôt ou tard, l’infidélité qu’on m’a faite deviendra publique, et alors il vaudra mieux mourir dans ma solitude qu’à Paris. Je n’ai pu imaginer d’autre remède au malheur qui me menace que de faire proposer à Mlle  du Thill[2] le sacrifice de l’exemplaire imparfait qu’elle possède, et de lui en donner un plus correct et plus complet ; mais comment et par qui lui faire cette proposition ? Peut-être M. de La Motte, qui a pris ma maison[3] et qui est le plus officieux des hommes, voudrait bien se charger de cette négociation ; mais voilà de ces choses qui exigent qu’on soit à Paris. Ma tendre amitié pour vous l’exige bien davantage, et cependant je reste au bord de mon lac, et je ne me console que par les bontés de mes anges. Mon cœur en est pénétré.

  1. De la Pucelle.
  2. Femme de chambre de Mme  du Châtelet.
  3. Celle de la rue Traversière.