Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2914

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 374-375).

2914. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, le 9 mai.

Je maudis bien mes ouvriers, mon cher et ancien ami, puisqu’ils vous empêchent de suivre ce beau projet si consolant que vous aviez de venir recueillir mes derniers ouvrages et mes dernières volontés.

Je plante et je bâtis, sans espérer de voir croître mes arbres, ni de voir ma cabane finie. Je construis à présent un petit appartement pour Mme  de Fontaine, qui ne sera prêt que l’année qui vient. C’est une de mes plus grandes peines de ne pouvoir la loger cette année ; mais vous, qui pouvez vous passer d’un cabinet de toilette et d’une femme de chambre, vous pourriez encore, si le cœur vous on disait, venir habiter un petit grenier meublé de toile peinte, appartement digne d’un philosophe, et que votre amitié embellirait. Nous ne sommes pas loin de Genève ; vous verriez M. de Montpéroux[1], le résident, que vous connaissez ; vous auriez assez de livres pour vous amuser, une très-belle campagne pour vous promener ; nous irions ensemble à Monrion ; nous nous arrêterions en chemin à Prangins ; vous verriez un très-beau et très-singulier pays ; et, s’il venait faute de votre ancien ami, vous vous chargeriez de son héritage littéraire, et vous lui composeriez une honnête épitaphe ; mais je ne compte point sur cette consolation. Paris a bien des charmes, le chemin est bien long, et vous n’êtes pas probablement désœuvré.

Vous m’avez parlé de cet ancien poëme, fait il y a vingt-cinq ans, dont il court des lambeaux très-informes et très-falsifiés ; c’est ma destinée d’être défiguré en vers et en prose, et d’essuyer de cruelles infidélités. J’aurais voulu pouvoir réparer au moins le tort qu’on m’a fait par cette infâme falsification de cette Histoire prétendue universelle ; c’était là un beau projet d’ouvrage, et je vous avoue que je serais bien fâché de mourir sans l’avoir achevé, mais encore plus sans vous avoir vu.

Mme  la duchesse d’Aiguillon m’a commandé quatre vers pour M. de Montesquieu, comme on commande des petits pâtés ; mais mon four n’est point chaud, et je suis plutôt sujet d’épitaphes que faiseur d’épitaphes. D’ailleurs, notre langue, avec ses maudits verbes auxiliaires, est fort peu propre au style lapidaire. Enfin l’Esprit des Lois en vaudra-t-il mieux avec quatre mauvais vers à la tête ? Il faut que je sois bien baissé, puisque l’envie de plaire à Mme  d’Aiguillon n’a pu encore m’inspirer.

Adieu, mon ancien ami. Si Mme  la comtesse de Sandwich[2] daigne se souvenir de moi, I pray you to present her with my most humble respect. Vous voyez que je dicte jusqu’à de l’anglais ; j’ai les doigts enflés, l’esprit aminci, et je ne peux plus écrire.

  1. Montpéroux ou Montpeiroux, mort au commencement de septembre 1765. P.-M. Hennin fut son successeur, à Genève.
  2. Voyez la lettre 2856.