Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3046

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 493).

3046. — À M. LE COMTE DE CHOISEUL.
Aux Délices, ou soi-disant telles, 29 octobre.

Je vous remercie, monsieur, de M. Palissot[1], et de toutes vos bontés. J’en suis un peu indigne. Je n’ai point verni mes cinq magots chinois comme je l’aurais voulu. Je viens d’envoyer à M. d’Argental ce que j’ai pu : quoique j’aie à présent l’esprit assez triste, je ne l’ai pourtant point tragique. Cette maudite Pucelle, qui m’a souvent lait rire, me rend trop sérieux. Je crains que les âmes dévotes ne m’imputent ce scandale, et la crainte glace la poésie. La Pucelle de Chapelain n’a jamais fait tant de bruit. Me voilà, avec mes quatre cheveux gris, chargé d’une fille qui embarrasserait un jeune homme. Il arrivera malheur. Vous ne sauriez croire quel tort Jeanne d’Arc a fait à l’Orphelin de la Chine.

Je ne manquerai pas de vous envoyer, monsieur, le recueil de mes rêveries, dès qu’il sera imprimé. Je conviens que Lambert a négligé l’Orphelin autant que moi. N’aurait-il point aussi quelque Pucelle à craindre ? Je ne sais plus à quel saint me vouer. Je trouverai toujours dans mon chemin saint Denis, qui me redemandera son oreille ; saint Georges, à qui j’ai coupé le bout du nez[2], et surtout saint Dominique ; cela est horrible. Les mahométans ne me pardonneront pais ce que j’ai dit de Mahomet. Il me reste la cour de Pékin ; mais c’est encore la famille des conquérants tartares. Je vois qu’il faudra pousser jusqu’au Japon. En attendant, monsieur, conservez-moi à Paris des bontés qui me sont plus précieuses que les faveurs d’Agnès et le pucelage de Jeanne.

  1. Voyez plus bas la lettre 3071 ; c’est la première adressée à Palissot dans la Correspondance, et il est nommé ici pour la première fois.
  2. La Pucelle, chant XI, v. 317. — Quant à saint Dominique, Voltaire l’a placé (ch. V, v. 145) en enfer.