Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3155

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 26-28).

3155. — À M.  LE DUC D’UZÈS[1].
Aux Délices, près de Genève, 16 avril.

Vous voyez, monsieur le duc, l’excuse de mon long ; silence dans la liberté que je prends de ne pas écrire de ma main. Mes yeux ne valent pas mieux que le reste de mon corps. Il faut que vous ayez plus de courage que moi, puisque vous écrivez de si jolies lettres avec un rhumatisme ; mais c’est que vous avez autant d’esprit que de courage.

Il est vrai, monsieur le duc, que je me suis avisé, il y a quelques années, d’argumenter en vers sur la Religion naturelle avec le roi de Prusse. C’était tout juste immédiatement avant que lui et moi chétif nous fissions l’un et l’autre une petite brèche à cette religion naturelle, en nous fâchant très mal à propos. Mais il n’est pas rare à la nature humaine de voir le bien[2] et de faire le mal. On a imprimé à Paris ce petit ouvrage depuis quelque temps, mais entièrement défiguré, et on y a joint des fragments d’une jérémiade sur le Désastre de Lisbonne et d’un examen de cet axiome Tout est bien. Toutes ces rêveries viennent d’être recueillies à Genève ; on les a imprimées correctement avec des notes assez curieuses. Si cela peut amuser votre loisir, je donnerai le paquet à M.  de Rhodon[3], qui sans doute trouvera des occasions de vous le faire tenir.

Puisque vous me parlez des péchés de ma jeunesse, je vous assure que vous n’avez point la véritable Jeanne. Celle qu’on a imprimée et celles qui courent en manuscrit ressemblent à toutes les filles qui prennent le beau nom de pucelles sans avoir l’honneur de l’être. Bien des gens à qui le sujet plaisait se sont avisés de remplir les lacunes. Je peux vous assurer que ce mot de Bien-Aimè[4] n’est pas dans mon original ; il n’est fait que pour le Cantiques des cantiques. Si mon âge, mes maladies, et mes occupations, me permettaient de revoir ces anciennes plaisanteries, qui ne sont plus pour moi de saison, et si le goût vous en demeurait, je me ferais un plaisir de mettre entre vos mains l’ouvrage tel que je l’ai fait ; mais ce n’est pas là une besogne de malade.

Quant à la foule de mes autres sottises, les frères Cramer en achèvent l’impression à Genève. Je n’en fais point les honneurs. Ils ont entrepris cette édition[5] à leurs risques et périls, et j’ai eu des raisons pour ne pas vouloir en garder plusieurs exemplaires en ma possession. Ma santé, d’ailleurs, est dans un état si déplorable, que j’évite avec soin tout ce qui pourrait entraîner quelque discussion.

Je fais des vœux, en qualité de bon Français et de serviteur de M.  le maréchal de Richelieu, pour qu’il arrive dans l’île de Minorque avant les Anglais ; et je crois qu’on a beau jeu quand on part de Toulon, et qu’on joue contre des gens qui ne sont pas encore partis de Portsmouth. J’oserais bien penser comme vous, monseigneur, sur Calais ; mais vous avez probablement à la cour quelque Annibal qui croit qu’on ne peut vaincre les Romains que dans Rome#1.

Pardonnez, monseigneur, à un pauvre malade qui peut à peine écrire, et qui vous assure de son tendre respect et de son entier dévouement.

  1. Voyez tome XXXVII, page 175.
  2. Médée, dans le septième livre des Métamorphoses d’Ovide, dit :

    · · · · · · · · · · · · · · · Video meliora, proboque ;
    Deteriora sequor.

  3. Ce M.  de Rhodon était sans doute un Genevois que Voltaire appelle le fier, et vaillant Rhodon, dans le chant II de la Guerre civile de Genève.
  4. Voltaire fait allusion à ces vers sur Louis XV, qui se lisaient dans quelques manuscrits de la Pucelle (chant XV) :

    · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Louis le quatorzième,
    Aieul d’un roi qu’on méprise et qu’on aime.

  5. Voyez la lettre 3144.