Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3156
C’est un trait digne de mon héros de daigner songer à son vieux petit Suisse, quand il s’en va prendre ce Port-Mahon. Savez-vous bien, monseigneur, que l’île de Minorque s’appelait autrefois l’île d’Aphrodise, et qu’Aphrodise, en grec, c’est Vénus ? Je me flatte que vous donnerez pour le mot : Venus victrix ; cela vous siéra à merveille. Ce mot-là ne réussit pas mal à un de vos devanciers, qui eut aussi affaire en son temps aux Anglais et aux dames#2.
Je ne conçois pas comment les Anglais pourraient s’opposer à votre expédition. Ils ont quatre cent cinquante lieues à traverser avant d’être dans la mer de vos îles Baléares ; et quand même ils arriveraient à temps, auront-ils assez de troupes ? Vous n’avez pas cent lieues de traversée. Si le sud-ouest vous est contraire, ne l’est-il pas aussi aux Anglais ? Enfin j’ai la meilleure opinion du monde de votre entreprise. Il vient tous les jours des Anglais dans ma retraite. Ils me paraissent très-fachés d’avoir chez eux des Hanovriens, et ils ne croient pas qu’on puisse vous empêcber de prendre Port-Mahon, fussiez-vous quinze jours aux îles d’Hyères. Comme on peut avoir quelques moments de loisir sur le Foudroyant, dans le chemin, je prends la liberté grande#3 de [1][2][3] vous envoyer mes Sermons : ils ne sont ni gais ni galants ; ils conviennent au saint temps de Pâques. Ils sont bien sérieux, mais votre sphère d’activité s’étend à tous les objets. S’ils vous ennuient, vous n’avez qu’à les jeter dans la mer. Je ne dirai Tout est bien que quand vous aurez pris la garnison de Port-Mahon prisonnière de guerre. En attendant, je songe assez tristement aux choses de ce monde. J’ai reçu de Buenos-Ayres le détail de la destruction de Quito ; c’est pis que Lisbonne. Notre globe est une mine, et c’est sur cette mine que vous allez vous battre.
Vous savez que les jésuites du Paraguai s’opposent très-saintement aux ordres du roi d’Espagne[4]. Il envoie quatre vaisseaux chargés de troupes pour recevoir leur bénédiction. Le hasard a fait que je fournis, pour ma part, un de ces vaisseaux dont une petite partie m’appartenait. Ce vaisseau s’appelle le Pascal. Il est juste que Pascal combatte les jésuites ; et cela est plaisant. Pardon de bavarder si longtemps avec mon héros. Mme Denis et moi, nous lui présentons nos tendres respects, nos vœux, nos espérances, notre impatience.
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Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme :
On ne vaincra jamais les Romains que dans Rome.(Mithridate, acte III, sc. i.)
- ↑ Le cardinal de Richelieu, arrière-grand-oncle du maréchal.
- ↑ Mémoires du chevalier de Gramont, chap. iii.
- ↑ Voyez la lettre 3096.