Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3156

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 28-29).

3156. — À M.  LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 16 avril.

C’est un trait digne de mon héros de daigner songer à son vieux petit Suisse, quand il s’en va prendre ce Port-Mahon. Savez-vous bien, monseigneur, que l’île de Minorque s’appelait autrefois l’île d’Aphrodise, et qu’Aphrodise, en grec, c’est Vénus ? Je me flatte que vous donnerez pour le mot : Venus victrix ; cela vous siéra à merveille. Ce mot-là ne réussit pas mal à un de vos devanciers, qui eut aussi affaire en son temps aux Anglais et aux dames#2.

Je ne conçois pas comment les Anglais pourraient s’opposer à votre expédition. Ils ont quatre cent cinquante lieues à traverser avant d’être dans la mer de vos îles Baléares ; et quand même ils arriveraient à temps, auront-ils assez de troupes ? Vous n’avez pas cent lieues de traversée. Si le sud-ouest vous est contraire, ne l’est-il pas aussi aux Anglais ? Enfin j’ai la meilleure opinion du monde de votre entreprise. Il vient tous les jours des Anglais dans ma retraite. Ils me paraissent très-fachés d’avoir chez eux des Hanovriens, et ils ne croient pas qu’on puisse vous empêcber de prendre Port-Mahon, fussiez-vous quinze jours aux îles d’Hyères. Comme on peut avoir quelques moments de loisir sur le Foudroyant, dans le chemin, je prends la liberté grande#3 de [1][2][3] vous envoyer mes Sermons : ils ne sont ni gais ni galants ; ils conviennent au saint temps de Pâques. Ils sont bien sérieux, mais votre sphère d’activité s’étend à tous les objets. S’ils vous ennuient, vous n’avez qu’à les jeter dans la mer. Je ne dirai Tout est bien que quand vous aurez pris la garnison de Port-Mahon prisonnière de guerre. En attendant, je songe assez tristement aux choses de ce monde. J’ai reçu de Buenos-Ayres le détail de la destruction de Quito ; c’est pis que Lisbonne. Notre globe est une mine, et c’est sur cette mine que vous allez vous battre.

Vous savez que les jésuites du Paraguai s’opposent très-saintement aux ordres du roi d’Espagne[4]. Il envoie quatre vaisseaux chargés de troupes pour recevoir leur bénédiction. Le hasard a fait que je fournis, pour ma part, un de ces vaisseaux dont une petite partie m’appartenait. Ce vaisseau s’appelle le Pascal. Il est juste que Pascal combatte les jésuites ; et cela est plaisant. Pardon de bavarder si longtemps avec mon héros. Mme  Denis et moi, nous lui présentons nos tendres respects, nos vœux, nos espérances, notre impatience.

  1. Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme :
    On ne vaincra jamais les Romains que dans Rome.

    (Mithridate, acte III, sc. i.)

  2. Le cardinal de Richelieu, arrière-grand-oncle du maréchal.
  3. Mémoires du chevalier de Gramont, chap. iii.
  4. Voyez la lettre 3096.