Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3197

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 67-68).

3197. — À M.  LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU[1].
Aux Délices, juillet.

Mon héros, je vais aussi brûler de la poudre ; mais je tirerai moins de fusées que vous n’avez tiré de coups de canon. Ma prophétie a été accomplie encore plus tôt que je ne croyais, en dépit des malins qui niaient que je connusse l’avenir et que vous en disposassiez si bien. Je vous vois d’ici tout rayonnant de gloire.


Ce n’est plus aux Anacréons
De chanter avec vous à table ;
La mollesse de leurs chansons
N’aurait plus rien de convenable
À vos illustres actions.
Il n’appartient plus qu’aux Pindares
De suivre vos fiers compagnons,
Aux assauts de cent bastions,
Devers les îles Baléares.
J’attends leurs sublimes écrits ;
Et s’il est vrai, comme il peut l’être,
Qu’il soit parmi vos beaux esprits
Peu de Pindares dans Paris,
Vos succès en feront renaître.

Ils diront qu’un roi modéré
Vit longtemps avec patience


L’attentat inconsidéré
D’un peuple un peu trop enivré
De sa maritime puissance ;
Qu’on a sagement préparé
La plus légitime vengeance ;
Et qu’enfin l’honneur de la France
Par vos exploits est assuré.
Mais pour moi, dans ma décadence,
Faible et sans voix je me tairai ;
Jamais je ne me mêlerai
De ces querelles passagères.
Je sais qu’aux marins d’Albion
Vous reprochez, avec raison,
Quelques procédés de corsaires ;
Ce ne sont pas là mes affaires.
Milton, Pope, Swift, Addison,
Ce sage Lock, ce grand Newton,
Sont toujours mes dieux tulélaires.
Deux peuples en valeur égaux
Dans tous les temps seront rivaux.
Mais les philosoplies sont frères.

Vos ministres, par leurs traités,
Ont assujetti la fortune ;
Vos vaisseaux, de héros montés,
Ont battu les fils de Neptune ;
Une prudence peu commune
À conduit vos prospérités ;
Mais la politique et les armes
Ne font pas mes félicités.
Croyez qu’il est encor des charmes
Sous les berceaux que j’ai plantés.
Je vis en paix, peut-être en sage.
Entre ma vigne et mes figuiers ;
Pour embellir mon ermitage,
Envoyez-moi de vos lauriers :
Je dormirai sous leur ombrage.

  1. C’est à tort, croyons-nous, qu’on a toujours donné à cette lettre la date du 27 juillet ; elle doit être du 7. (G. A.)