Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3200

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 70-71).

3200. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 16 juillet.

Mon cher ange, on voit bien que vous ne m’écrivez pas les secrets de l’État, car vous m’envoyez vos lettres sans les cacheter. M. Tronchin, le conseiller de Genève, voit que vous attendez toujours avec impatience une tragédie ; il y a grande apparence que la sienne[1] sera la première que vous aurez. Je vous servirai un peu plus tard. Il est permis d’être lent à mon âge. Vous me pardonnerez bien de préférer quelque temps Louis XIV aux héros de l’antiquité. Je ne pourrai être absolument à leurs ordres et aux vôtres que quand j’aurai mis le Siècle de Louis XIV dans son nouveau cadre.

Souffrez que je me défie un peu de toutes les anecdotes ; celle des campements du prince Eugène, depuis le Quesnoi jusqu’à Montmartre, est plus que suspecte. Comment veut-on qu’on ait pris à Denain ce projet de campagne ? Le prince Eugène n’avait pas son portefeuille dans les retranchements de Denain, où il n’était pas. Je ne veux pas ressembler à ce La Beaumelle, qui répète tous les bruits de ville à tort et à travers, qui paraît avoir été le confident de Monseigneur et de Mlle  Choin, et qui parle du duc d’Orléans comme s’il avait souvent soupé avec lui.

Si jamais on imprime les Mémoires du marquis de Dangeau, on verra que j’ai eu raison de dire qu’il faisait écrire les nouvelles par son valet de chambre. Le pauvre homme était si ivre de la cour qu’il croyait qu’il était digne de la postérité de marquer à quelle heure un ministre était entré dans la chambre du roi. Quatorze volumes sont remplis de ces détails. Un huissier y trouverait beaucoup à apprendre, un historien n’y aurait pas grand profit à faire. Je ne veux que des vérités utiles. J’ai cherché à en dire depuis le temps de Charlemagne jusqu’à nos jours. C’est peut-être l’emploi d’un homme qui n’est plus historiographe, car ceux qui l’ont été ont rarement dit la vérité. Il y en a à présent de bien agréables à dire à M.  le maréchal de Richelieu. J’étais fâché que ma prophétie courût, parce qu’on pouvait me soupçonner d’en avoir fait les honneurs ; mais j’étais fort aise d’être le premier à lui rendre justice. Il eut la bonté de me mander, le 29 du mois passé, l’accomplissement de ma prophétie. Nous autres voisins du Rhône, nous savons toujours les nouvelles quelques jours avant vous autres Parisiens.

M.  le duc de Villars avait encore Mlle  Clairon il y a trois jours. Je lui ai écrit, à cette Idamé ; et si ma santé le permettait, j’irais l’entendre à Lyon ; mais je sens que je ne me transplanterais que pour venir vous voir, mon cher ange. Je pourrais bien faire cette partie l’année prochaine, avec quelques héros à cothurne et quelques héroïnes. Il n’est pas mal de se tenir quelque temps à l’écart : c’est presque le seul préservatif contre l’envie et contre la calomnie, encore n’est-il pas toujours bien sûr.

Je ne sais pas comment Sémiramis aura réussi sans Mlle  Clairon. Si la demoiselle Dumesnil continue à boire, adieu le tragique ! Il n’y a jamais eu de talents durables avec l’ivrognerie. Il faut être sobre pour faire des tragédies et pour les jouer.

On me parait de tous côtés très-indigné contre La Beaumelle. Plusieurs personnes même trouvent assez étrange que cet homme soit tranquille à Paris, et que je n’y sois pas ; mais ces gens-là ne voient pas que tout cela est dans l’ordre. Adieu, mon divin ange ; mes nièces vous embrassent. Mme  de Fontaine est un miracle de Tronchin ; si cela continue, vous la reverrez avec des tétons. Il fait bien chaud pour jouer Sémiramis ; mais Crébillon ne fera-t-il pas jouer la sienne ? c’est un de ses ouvrages qu’il estime le plus. Adieu ; mille respects à tous les anges.

  1. Sans doute celle de Nicéphore.