Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3212

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Correspondance de Voltaire/1756
Correspondance : année 1756GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 81).

3212. — À M. D’ALEMBERT.
Aux Délices, 2 août.

Si j’avais quelque vingt ou trente ans de moins, il se pourrait à toute force, mon cher et illustre ami, que je me partageasse entre vous et Mlle Clairon ; mais, en vérité, je suis trop raisonnable pour ne vous pas donner la préférence. J’avais promis, il est vrai, de venir voir à Lyon l’Orphelin chinois ; et, comme il n’y avait à ce voyage que de l’amour-propre, le sacrifice me paraît bien plus aisé. Mme Denis devait être de la partie de l’Orphelin ; elle pense comme moi, elle aime mieux vous attendre. Ceci est du temps de l’ancienne Grèce, où l’on préférait, à ce qu’on dit, les philosophes.

Le bruit court que vous venez avec un autre philosophe[1]. Il faudrait que vous le fussiez terriblement l’un et l’autre pour accepter les bouges indignes qui me restent dans mon petit ermitage ; ils ne sont bons tout au plus que pour un sauvage comme Jean-Jacques, et je crois que vous n’en êtes pas à ce point de sagesse iroquoise. Si pourtant vous pouviez pousser la vertu jusque-là, vous honoreriez infiniment mes antres des Alpes en daignant y coucher. Vous me trouveriez bien malade ; ce n’est pas la faute du grand Tronchin : il y a certains miracles qu’on fait, et d’autres qu’on ne peut faire. Mon miracle est d’exister, et ma consolation sera de vous embrasser. Ma champêtre famille vous fait les plus sincères compliments.

  1. Patu, qui avait déjà fait un pèlerinage aux Délices avec Palissot, en octobre 1755.