Correspondance de Voltaire/1756/Lettre 3212
Si j’avais quelque vingt ou trente ans de moins, il se pourrait à toute force, mon cher et illustre ami, que je me partageasse entre vous et Mlle Clairon ; mais, en vérité, je suis trop raisonnable pour ne vous pas donner la préférence. J’avais promis, il est vrai, de venir voir à Lyon l’Orphelin chinois ; et, comme il n’y avait à ce voyage que de l’amour-propre, le sacrifice me paraît bien plus aisé. Mme Denis devait être de la partie de l’Orphelin ; elle pense comme moi, elle aime mieux vous attendre. Ceci est du temps de l’ancienne Grèce, où l’on préférait, à ce qu’on dit, les philosophes.
Le bruit court que vous venez avec un autre philosophe[1]. Il faudrait que vous le fussiez terriblement l’un et l’autre pour accepter les bouges indignes qui me restent dans mon petit ermitage ; ils ne sont bons tout au plus que pour un sauvage comme Jean-Jacques, et je crois que vous n’en êtes pas à ce point de sagesse iroquoise. Si pourtant vous pouviez pousser la vertu jusque-là, vous honoreriez infiniment mes antres des Alpes en daignant y coucher. Vous me trouveriez bien malade ; ce n’est pas la faute du grand Tronchin : il y a certains miracles qu’on fait, et d’autres qu’on ne peut faire. Mon miracle est d’exister, et ma consolation sera de vous embrasser. Ma champêtre famille vous fait les plus sincères compliments.
- ↑ Patu, qui avait déjà fait un pèlerinage aux Délices avec Palissot, en octobre 1755.