Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3298

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 162-163).

3298. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, 23 janvier.

La Religion vengée[1], mon cher et illustre philosophe, est l’ouvrage des anciens maîtres de François Damiens, des précepteurs de Châtel et de Ravaillac, des confrères du martyr Guignard, du martyr Oldcorn, du martyr Campion[2], etc. Je ne connais, comme vous, cette rapsodie que par le titre ; elle ne fait ici aucune sensation, quoiqu’il en ait déjà paru plusieurs cahiers. Le jésuite Berthier, grand et célèbre directeur du Journal de Trévoux est à la tête de cette belle entreprise, qui tend à décrier auprès du dauphin les plus honnêtes gens et les plus éclairés de la nation. Ces gens-là sont le contraire d’Ajax, ils ne cherchent que la nuit pour se battre[3] ; mais laissons-les dire et faire, la raison finira par avoir raison. Malheureusement vous et moi nous n’y serons plus quand ce bonheur arrivera au genre humain. Quelqu’un qui lit le Journal de Trévoux (car pour moi je rends justice à tous ces libelles périodiques en ne les lisant jamais) me dit hier que, dans le dernier journal, vous étiez nommément et indécemment attaqué : « Ce poëte, dit-on, qui s’appelle l’ami des hommes, et qui est l’ennemi du Dieu que nous adorons. » Voilà comme ils vous habillent, et voilà ce que M. de Malesherbes, le protecteur déclaré de toute la canaille littéraire, laisse imprimer avec approbation et privilège.

Le malheureux assassin n’a point encore parlé ; il persifle ses juges et ses gardes ; il demande la question, et je crois qu’il ne sollicitera pas longtemps. C’est un mystère d’iniquité effroyable, dont peut-être on ne saura jamais les vrais auteurs.

Votre Histoire fait beau et grand bruit, comme elle le mérite ; le chapitre[4] d’Henri IV surtiout a charmé tout le monde. J’ai reçu Imagination[5], et je vous en remercie. Adieu, mon cher et illustre confrère ; vous devriez bien nous donner quelque ouvrage digne de vous sur l’attentat commis en la personne du roi. En attendant je vous recommande, à vos moments perdus, les auteurs de la Religion vengée. Vale, et nos ama.

  1. Voyez ci-dessus, lettre 3293.
  2. Sur ces trois jésuites, voyez tome XII. pages 493, 557, et tome XIII, page 53.
  3. Iliade, chant XVII, vers 645.
  4. Aujourd’hui le chapitre clxxiv de l’Essai sur les Mœurs, tome XII, page 538.
  5. Voyez cet article, tome XIX, page 427.