Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3384

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 236-237).

3384. — À M.  LE MARQUIS D’ADHÉMAR.

Il n’est chère que de vilain, monsieur le grand-maître. Vous écrivez rarement ; mais aussi, quand vous vous y mettez, vous écrivez des lettres charmantes. Vous n’avez pas perdu le talent de faire de jolis vers ; les talents ne se rouillent point auprès de votre adorable princesse.


Pour moi, dans la retraite où la raison m’attire,
Je goûte en paix la Liberté.
Cette sage divinité,
Que tout mortel ou regrette ou désire,
Fait ici ma félicité.
Indépendant, heureux, au soin de l’abondance,
Et dans les bras de l’amitié,
Je ne puis regretter ni Berlin ni la France ;
Et je regarde avec pitié
Les traités frauduleux, la sourde inimitié,
Et les fureurs de la vengeance.
Mes vins, mes fruits, mes fleurs, ces campagnes, ces eaux,
Mes fertiles vergers, et mes riants berceaux ;
Trois fleuves[1], que de loin mon œil charmé contemple,
Mes pénates brillants, fermés aux envieux ;
Voilà mes rois, voilà mes dieux.
Je n’ai point d’autre cour, je n’ai point d’autre temple.
Loin des courtisans dangereux,
Loin des fanatiques affreux,
L’étude me soutient, la raison m’illumine ;
Je dis ce que je pense[2], et fais ce que je veux ;
Mais vous êtes bien plus heureux :
Vous vivez près de Wilhelmine.


Vous devez revoir incessamment un chambellan de Son Altesse royale, qui est presque aussi malade que moi, mais qui est presque aussi aimable que vous. J’ai eu quelquefois le bonheur de le posséder dans mon ermitage des Délices, où nous avons bu à votre santé. Mme  Denis, la compagne de ma retraite et de ma vie heureuse, vous aime toujours, et vous fait les plus tendres compliments ; je vous fais les miens sur votre dignité de grand-maître. Souvenez-vous que j’ai été assez heureux pour poser la première pierre de cet édifice ; ne m’oubliez jamais auprès de monseigneur et de Son Altesse royale ; je voudrais pouvoir leur faire ma cour encore une fois, avant que de mourir. Ils ont un frère qu’il faudra toujours regarder comme un grand homme, quoi qu’il en arrive, et dont j’ambitionnerai toujours les bontés, quoi qu’il soit arrivé. Comptez, monsieur, sur ma tendre amitié, et sur tous les sentiments qui m’attacheront à vous pour jamais.


Le Suisse V.

  1. Le Rhône, l’Arve, et l’Aire, qui se jette dans l’Arve, au confluent de cette rivière et du Rhône.
  2. Fari quæ sentiat : devise de Voltaire empruntée à Horace.