Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3391

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 241-242).

3391. — À M. JEAN SCHOUVALOW.
Aux Délices, près de Genève, 7 août.

Avant d’avoir reçu les mémoires dont Votre Excellence m’a flatté, j’ai voulu vous faire voir du moins, par mon empressement, que je cherche à n’en être pas indigne. J’ai l’honneur de vous envoyer huit chapitres de l’Histoire de Pierre Ier : c’est une légère esquisse que j’ai faite sur des mémoires manuscrits du général Le Fort[1] sur des Relations de la Chine, et sur les Mémoires de Stralemberg[2] et de Perry[3]. Je n’ai point fait usage d’une Vie de Pierre le Grand, faussement attribuée au prétendu boïard Nestesuraney, et compilée par un nommé Rousset[4]^ en Hollande. Ce n’est qu’un recueil de gazettes et d’erreurs très-mal digéré ; et d’ailleurs un homme sans aveu, qui écrit sous un faux nom, ne mérite aucune créance. J’ai voulu savoir d’abord si vous approuveriez mon plan, et si vous trouvez que j’accorde la vérité de l’histoire avec les bienséances.

Je ne crois pas, monsieur, qu’il faille toujours s’étendre sur les détails des guerres, à moins que ces détails ne servent à caractériser quelque chose de grand et d’utile. Les anecdotes de la vie privée ne me paraissent mériter d’attention qu’autant qu’elles font connaître les mœurs générales. On peut encore parler de quelques faiblesses d’un grand homme, surtout quand il s’en est corrigé. Par exemple, l’emportement du czar avec le général Le Fort peut être rapporté, parce que son repentir doit servir d’un bel exemple ; cependant, si vous jugez que cette anecdote doive être supprimée, je la sacrifierai très-aisément. Vous savez, monsieur, que mon principal objet est de raconter tout ce que Pierre Ier a fait d’avantageux pour sa patrie, et de peindre ses heureux commencements qui se perfectionnent tous les jours sous le règne de son auguste fille.

Je me flatte que vous voudrez bien rendre compte de mon zèle à Sa Majesté, et que je continuerai avec son agrément. Je sens bien qu’il doit se passer un peu de temps avant que je reçoive les mémoires que vous avez eu la bonté de me destiner. Plus j’attendrai, plus ils seront amples. Soyez sûr, monsieur, que je ne négligerai rien pour rendre à votre empire la justice qui lui est due. Je serai conduit à la fois par la fidélité de l’histoire et par l’envie de vous plaire. Vous pouviez choisir un meilleur historien, mais vous ne pouviez vous confier à un homme plus zélé. Si ce monument devient digne de la postérité, il sera tout entier à votre gloire, et j’ose dire à celle de Sa Majesté l’impératrice, ayant été composé sous ses auspices. J’ai l’honneur, etc.

P. S. M. de Wetslof m’a dit que Votre Excellence voulait envoyer quatre jeunes Russes étudier dans le pays que j’habite. Lausanne est bien moins chère que Genève, et je me chargerai de les établir à Genève avec tout le zèle et toute l’attention que méritent vos ordres.

Nota. Il paraît important de ne point intituler cet ouvrage Vie ou Histoire de Pierre Ier ; un tel titre engage nécessairement l’historien à ne rien supprimer. Il est forcé alors de dire des vérités odieuses ; et s’il ne les dit pas, il est déshonoré sans faire honneur à ceux qui l’emploient. Il faudrait donc prendre pour titre, ainsi que pour sujet, la Russie sous Pierre Ier ; une telle annonce écarte toutes les anecdotes de la vie privée du czar qui pourraient diminuer sa gloire, et n’admet que celles qui sont liées aux grandes choses qu’il a commencées et qu’on a continuées depuis lui. Les faiblesses ou les emportements de son caractère n’ont rien de commun avec ces objets importants, et l’ouvrage alors concourt également à la gloire de Pierre le Grand, de l’impératrice sa fille, et de sa nation. On travaillera sur ce plan avec l’agrément de Sa Majesté, qui est nécessaire.

  1. Voyez tome XVI, page 159.
  2. Voyez ibid., page 246.
  3. Voyez tome XVIII, page 604 ; et XXVII, 357.
  4. Rousset de Missy ; voyez tome XXXIV, page 227.