Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3405

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 254-255).

3405. — À M. D’ALEMBERT.
Au Chêne[1], 29 août.

Me voici, mon cher et illustre philosophe, à Lausanne ; j’y arrange une maison où le roi de Prusse pourra venir loger quand il viendra de Neufchâtel, s’il va dans ce beau pays, et s’il est toujours philosophe. Il m’a écrit, en dernier lieu, une lettre héroïque et douloureuse. J’aurais été attendri, si je n’avais songé à l’aventure de ma nièce, et à ses quatre baïonnettes.

Je recommande à mon prêtre moins d’hébraïsme et plus de philosophie ; mais il est plus aisé de copier le Targum que de penser. Je lui ai donné Messie[2] à faire ; nous verrons comme il s’en tirera.

Je n’ai point vu notre théologal de l’Encyclopèdie ; ce prêtre est allé à Évian, en Savoie. Il déménage ; Dieu le conduise ! Il est impossible que dans la ville de Calvin, peuplée de vingt-quatre mille raisonneurs, il n’y ait pas encore quelques calvinistes ; mais ils sont en très-petit nombre et assez bafoués. Tous les honnêtes gens sont des déistes par Christ. Il y a des sots, il y a des fanatiques et des fripons ; mais je n’ai aucun commerce avec ces animaux, et je laisse braire les ânes sans me mêler de leur musique.

On dit que vous viendrez leur donner une petite leçon. N’oubliez pas alors les Délices, et venez faire un petit tour au Chêne ; c’est le nom de mon ermitage lausannais. Les uns ont leurs chênes, les autres ont leurs ormes[3] ; mais il faut être dans les lieux qu’on a choisis, et non pas dans ceux où l’on vous envoie. J’aimerais mieux être à Tobolsk de mon gré, qu’au Vatican par le gré d’un autre. J’ai encore de la peine à concevoir qu’on ne prenne pas de l’aconit, quand on n’est pas libre. Si vous avez un moment de loisir, mandez-moi comment vont les organes pensants de Rousseau, et s’il a toujours mal à la glande pinéale. S’il y a une preuve contre l’immatérialité de l’âme, c’est cette maladie du cerveau ; on a une fluxion sur l’âme comme sur les dents. Nous sommes de pauvres machines. Adieu ; vous et M. Diderot, vous êtes de belles montres à répétition, et je ne suis plus qu’un vieux tournebroche ; mais ce tournebroche est monté pour vous estimer et vous aimer plus que personne au monde : ainsi pense la machine de ma nièce.

Je rouvre ma lettre, je me suis à grand’peine souvenu de ma face ; j’en ai si peu ! Si vous voulez me fourrer à côté de Campistron et de Crébillon, ma face est à vos ordres. Mme de Fontaine fera tout ce que vous ordonnerez. J’aimerais mieux avoir la vôtre aux Délices.

  1. Rue de Lausanne où Voltaire avait une belle maison.
  2. Voyez la note, tome XX, page 62.
  3. Terre du comte d’Argenson, où il était exilé depuis le 1er février 1757.