Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3429

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 278-280).

3429. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 8 octobre.

Vos lettres me sont toutes bien parvenues. L’agitation de mon esprit a si fort accablé mon corps que je n’ai pu vous répondre plus lot. Je suis surprise que vous soyez étonné de notre désespoir. Il faut que les nouvelles soient bien rares dans vos cantons, puisque vous ignorez ce qui se passe dans le monde. J’avais dessein de vous faire une relation détaillée de l’enchaînement de nos malheurs. Ma faiblesse y a mis obstacle. Je ne vous la ferai que très-abrégée. La bataille de Kollin était déjà gagnée, et les Prussiens étaient les maîtres du champ de bataille, sur la montagne, à l’aile droite des ennemis, lorsqu’un certain mauvais génie[1], que vous n’aimez point, s’avisa, contre les ordres exprès qu’il avait reçus du roi, d’attaquer le corps de bataille autrichien ; ce qui causa un grand intervalle entre l’aile gauche prussienne, qui était victorieuse, et ce corps. Il empêcha aussi que cette aile fût soutenue. Le roi boucha le vide avec deux régiments de cavalerie. Une décharge de canons à cartouches les fit reculer et fuir. Les Autrichiens, qui avaient eu le temps de se reconnaître, tombèrent en flanc et à dos sur les Prussiens. Le roi, malgré son habileté et ses peines, ne put remédier au désordre. Il fut en danger d’être pris ou tué. Le premier bataillon des gardes à pied lui donna le temps de se retirer, en se jetant devant lui. Il vit massacrer ces braves gens, qui périrent tous, à la réserve de deux cents, après avoir fait une cruelle boucherie des ennemis. Le blocus de Prague fut levé le lendemain[2]. Le roi forma deux armées ; il donna le commandement de l’une à mon frère de Prusse[3], et garda l’autre. Il tira un cordon depuis Lissa jusqu’à Leutmeritz, où il posa son camp. La désertion se mit dans son armée. De près de trente mille Saxons, à peine il en resta deux à trois mille. Le roi avait en face l’armée de Nadasti ; mon frère, qui était à Lissa, celle de Daun. Mon frère tirait ses vivres de Zittau ; le roi, du magasin de Leutmeritz. Daun passa l’Elbe, et déroba une marche au prince de Prusse. Il prit Gabel, où étaient quatre bataillons prussiens, et marcha à Zittau. Le prince décampa pour aller au secours de cette ville. Il perdit les équipages et les pontons, les voitures étant trop larges et ne pouvant passer par les chemins étroits des montagnes. Il arriva à temps pour sauver la garnison, et une partie du magasin. Le roi fut obligé de rentrer en Saxe. Les deux armées combinées campèrent à Bautzen et Bernstadt ; celle des Autrichiens, entre Gorlitz et Schonaw, dans un poste inattaquable. Le 17 de septembre, le roi marcha à l’ennemi pour tâcher de s’emparer de Gorlitz. Les deux armées en présence se canonnèrent sans effet ; mais les Prussiens parvinrent à leur but, et prirent Gorlitz. Ils se campèrent alors depuis Bernstadt, sur les hauteurs de Jauernick, jusqu’à la Neiss, où le corps du général Winterfeld commençait, s’étendant jusqu’à Radomeritz. L’armée du prince de Soubise, combinée avec celle de l’empire, s’était avancée jusqu’à Erfurt. Elle pouvait couper l’Elbe, en se postant à Leipsick, ce qui aurait rendu la position du roi fort dangereuse. Il quitta donc l’armée, dont il donna le commandement au prince de Bevern, et marcha avec beaucoup de précipitation et de secret sur Erfurt[4]. Il faillit à surprendre l’armée de l’empire ; mais ces troupes craintives s’enfuirent en désordre dans les défilés impénétrables de la Thuringe, derrière Eisenach. Le prince de Soubise, trop faible pour s’opposer aux Prussiens, s’y était déjà retiré. Ce fut à Erfurt, et ensuite à Naumbourg, où le destin déchaîna ses flèches empoisonnées contre le roi. Il apprit l’indigne traité[5] conclu par le duc de Cumberland, la marche du duc de Richelieu, la mort et la défaite de Winterfeld[6], qui fut attaqué par tout le corps de Nadasti, consistant en vingt-quatre mille hommes, et n’en ayant que six mille pour se défendre ; l’entrée des Autrichiens en Silésie, et celle des Suédois dans l’Ucker-Marck[7], où ils semblaient prendre la route de Berlin. Joignez à cela la Prusse, depuis Memmel jusqu’à Kœnigsberg, réduite en un vaste désert : voilà un échantillon de nos infortunes. Depuis, les Autrichiens se sont avancés jusqu’à Breslau. L’habile conduite du prince de Bevern les a empêchés d’y mettre le siège. Ils sont présentement occupés à celui de Schweidnitz. Un de leurs partis, de quatre mille hommes, a tiré des contributions de Berlin même. L’arrivée du prince Maurice[8] leur a fait vider le pays du roi. Dans ce moment, on vient me dire que Leipsick[9] est bloqué ; mon frère de Prusse y est fort malade ; le roi est à Torgau ; jugez de mes inquiétudes et de mes douleurs ; à peine suis-je en état de finir cette lettre. Je tremble pour le roi, et qu’il ne prenne quelque résolution violente. Adieu ; souhaitez-moi la mort, c’est ce qui pourra m’arriver de plus heureux.


Wilhelmine.

  1. On ne sait si la margrave fait allusion ici à quelque manœuvre imprudente du prince Maurice d’Anhalt, nommé vers la fin de cette lettre, ou à Sa sacrée Majesté le Hasard, dont Voltaire parle à Frédéric II au commencement de sa lettre du 30 mars 1759. (Cl.)
  2. Le 19 juin 1757.
  3. Auguste-Guillaume, mort en juin 1758.
  4. Ce fut à Erfurt que Frédéric composa son Épître au marquis d’Argens, citée plus haut.
  5. Celui du 8 septembre, à Closter-Sewen.
  6. J.-Ch. Winterfeld, mort le 7 septembre, l’un des meilleurs lieutenants du roi de Prusse, devenu son ami, s’était engagé comme simple soldat vers 1725.
  7. L’Ucker-Marck (et non Uter-Marc) était autrefois une des trois Marches de l’électorat de Brandebourg.
  8. Maurice d’Anhalt, né en 1712 comme le roi de Prusse, qui le fit feld-maréchal de ses troupes ; mort le 12 avril 1760. — Il est nommé dans la lettre 3390.
  9. Voyez plus bas la lettre 3459.