Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3446

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 293-294).

3446. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 8 novembre.

Cela est d’une belle âme, mon cher ange, de m’envoyer de quoi vous faire des infidélités. Je veux avoir des procédés aussi nobles que vous ; vous trouverez le premier acte assez changé. C’est toujours beaucoup que je vous donne des vers quand je suis abîmé dans la prose, dans les bâtiments, et dans les jardins. J’ai bien moins de temps à moi que je ne croyais ; on s’est mis à venir dans mes retraites ; il faut recevoir son monde, dîner, se tuer, et, qui pis est, perdre son temps. J’en ai trouvé pourtant pour votre Fanime ; mais je vous avertis que je la veux un peu coupable, c’est-à-dire coupable d’aimer comme une folle, sans avoir d’autres motifs de sa fuite que les craintes que l’amour lui a inspirées pour son amant. Je serai d’ailleurs honteux pour le public s’il reçoit cette tragédie amoureuse plus favorablement que Rome sauvée et qu’Oreste ; cela n’est pas juste. Une scène de Cicéron, une scène de César, sont plus difficiles à faire, et ont plus de mérite que tous les emportements d’une femme trompée et délaissée. Le sujet de Fanime est bien trivial, bien usé ; mais enfin vos premières loges sont composées de personnes qui connaissent mieux l’amour que l’histoire romaine. Elles veulent s’attendrir, elles veulent pleurer, et avec le mot d’amour on a cause gagnée avec elles. Allons donc, mettons-nous à l’eau de rose pour leur plaire. Oublions mon âge. Je ne devrais ni planter des jardins, ni faire des vers tendres ; cependant j’ai ces deux torts, et j’en demande pardon à la raison.

Je ne décide pas plus entre Brizard et Blainville qu’entre Genève et Rome[1]. Je vous envoie, selon vos ordres, mon compliment à l’un et à l’autre, et vous choisirez.

Vraiment, on[2] m’a demandé déjà la charpente de mon visage pour l’Académie. Il y a un ancien portrait[3] d’après La Tour, chez ma nièce de Fontaine : il faut qu’elle fasse une copie de ce hareng sauret ; mais elle est actuellement avec son ami[4] et ses dindons dans sa terre, et ne reviendra que cet hiver. Vous aurez alors ma maigre figure. D’Alembert s’était chargé auprès d’elle de cette importante négociation. Je ne suis pas fâché que mon Salomon du Nord ait quelques partisans dans Paris, et qu’on voie que je n’ai pas loué un sot. Je m’intéresse à sa gloire par amour-propre, et je suis bien aise en même temps, par raison et par équité, qu’il soit un peu puni. Je veux voir si l’adversité le ramènera à la philosophie. Je vous jure qu’il y a un mois qu’il n’était guère philosophe ; le désespoir remportait ; ce n’est pas un rôle désagréable pour moi de lui avoir donné dans cette occasion des conseils très-paternels. L’anecdote est curieuse. Sa vie et, révérence parler, la mienne sont de plaisants contrastes ; mais enfin il avoue que je suis plus heureux que lui : c’est un grand point et une belle leçon. Mille respects à tous les anges.

  1. Henriade, ch. II, vers 5.
  2. L’abbé d’Olivet.
  3. Ce portrait est de 1731, d’autres disent de 1736.
  4. Le marquis de Florian.