Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3447

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 294-295).

3447. — À M. DARGET.
Aux Délices, 9 de novembre 1757.

Vous aurez votre part, mon cher et ancien ami, à l’Histoire de Russie, si ma mauvaise santé me permet d’achever cet ouvrage. Je vous remercie de votre nouveau présent. Ce gros Maustein est, je pense, celui qui a été massacré par des pandours. Il est plaisant que lui, qui était aussi pandour qu’eux, se soit avisé d’être auteur. Je lui avais conseillé de retrancher au moins le récit de son bel exploit de recors, quand il alla saisir le maréchal de Munich, et qu’il l’emmena garrotté avec son écharpe. Je me souviens que le maréchal Keith était de mon avis, et qu’il trouvait fort m’auvais qu’un lieutenant-colonel se vantât de cette action d’huissier à verge. Mais je vois, par votre manuscrit, qu’il n’a pu résister au plaisir que donne la gloire ; son nouveau maître l’a toujours aimée, et ne l’a pas toujours bien connue. Ce Pyrrhus n’a pas toujours écouté ses Cinéas. Je ne suis pas surpris qu’il vous ait rendu votre fils ; mais pourquoi n’a-t-il pas permis que tout le bien de cet enfant sortît avec lui ? Apparemment qu’en cas d’un malheur (qui n’arrivera pas, à ce que j’espère), ce bien devrait revenir aux parents de sa mère ; mais les parents de sa mère n’étaient pas, ce me semble, ses sujets.

Enfin vous voilà fixé. Votre fils fait votre consolation, vous êtes tranquille ; et il paraît que vous avez borné vos désirs : car, si je ne me trompe, vous étiez à portée de faire une fortune assez considérable dans bien des emplois dont vos anciens amis ont disposé. Je vous prie de ne me pas oublier auprès de M. de Croismare, et de vouloir bien recevoir en échange de vos manuscrits (je vous les renverrai dans quelques semaines) le fatras de mes rêveries imprimées, que les Cramer de Genève sont chargés de vous remettre. Si on m’avait consulté pour l’impression, il y en aurait quatre fois moins ; mais la manie des gens à bibliothèque est aussi grande que celle des auteurs. Poco e bene devrait être la devise des barbouilleurs de papier et des lecteurs ; c’est justement tout le contraire. Je joins à mes anciennes folies celle de bâtir près de Lausanne, et de planter des jardins près de Genève. Chacun a son Sans-Souci ; mais les housards ne viendront pas dans le mien. Je voudrais que vous pussiez voir mes retraites : nous avons tous les jours du monde de Paris, et vous êtes l’homme que je désirerais le plus de posséder. Mais il faut y renoncer, et me contenter de vous aimer de loin. Adieu ; conservez-moi un souvenir qui m’est bien cher.