Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3474

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Correspondance de Voltaire/1757
Correspondance : année 1757GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 317-319).

3474. — À M.  D’ALEMBERT.
Aux Délices, 6 décembre.

Je reçois, mon très-cher et très-utile philosophe, votre lettre du 1er de décembre. Je ne sais si je vous ai assez remercié de l’excellent ouvrage[1] dont vous avez honoré la mémoire de Dumarsais, qui sans vous n’aurait point laissé de mémoire ; mais je sais que je ne pourrai jamais vous remercier assez de m’avoir appuyé de votre éloquence et de vos raisons, comme on dit que vous l’avez fait à propos du meurtre infâme de Servet, et de la vertu de la tolérance, dans l’article Genève. J’attends ce volume avec impatience. Des misérables ont été assez du vie siècle pour oser, dans celui-ci, justifier l’assassinat de Servet ; ces misérables sont des prêtres[2]. Je vous jure que je n’ai rien lu de ce qu’ils ont écrit ; je me suis contenté de savoir qu’ils étaient l’opprobre de tous les honnêtes gens. L’un de ces coquins a demandé au conseil des Vingt-Cinq de Genève communication de ce procès qui rendra Calvin à jamais exécrable ; le conseil a regardé cette demande comme un outrage. Des magistrats détestent le crime auquel le fanatisme entraîna leurs pères, et des prêtres veulent canoniser ce crime ! Vous pouvez compter que ce dernier trait les rend aussi odieux qu’ils doivent l’être. J’en ai reçu des compliments de tous les honnêtes gens du pays.

Quel est donc cet autre jeune prêtre qui veut vous faire passer pour usurier[3] ? Est-ce que vous auriez emprunté à usure à la bataille de Kollin[4], lorsque votre Prussien paraissait devoir mal payer les pensions ? Mais vous m’avouerez qu’à la bataille du 5[5] tout le monde dut vous avancer de l’argent. Voici un nouveau rabat-joie pour les pensions, arrivé le 22 devant Breslau[6].

Les Autrichiens nous vengent et nous humilient terriblement. Ils ont fait à la fois treize attaques aux retranchements prussiens, et ces attaques ont duré six heures ; jamais victoire n’a été plus sanglante et plus horriblement belle. Nous autres drôles de Français, nous sommes plus expéditifs ; notre affaire est faite en cinq minutes.

Le roi de Prusse m’écrit toujours des vers, tantôt en désespéré, tantôt en héros ; et moi, je tâche d’être philosophe dans mon ermitage. Il a obtenu ce qu’il a toujours désiré, de battre les Français, de leur plaire, et de se moquer d’eux ; mais les Autrichiens se moquent sérieusement de lui. Notre honte du 5 lui a donné de la gloire, mais il faudra qu’il se contente de cette gloire passagère trop aisément achetée. Il perdra ses États avec ceux qu’il a pris, à moins que les Français ne trouvent encore le secret de perdre toutes leurs armées, comme ils firent dans la guerre de 1741.

Vous me parlez d’écrire son histoire : c’est un soin dont il ne chargera personne ; il prend ce soin lui-même. Oui, vous avez raison, c’est un homme rare. Je reviens à vous, homme aussi célèbre dans votre espèce que lui dans la sienne ; j’ignorais absolument la sottise dont vous me parlez ; je vais m’en informer, et vous me ferez lire le Mercure[7].

Je fais comme Caton, je finis toujours ma harangue en disant : Deleatur Carthago. Comptez qu’il y a des traits dans l’Éloge de Dumarsais qui font un grand bien. Il ne faut que cinq ou six philosophes qui s’entendent pour renverser le colosse. Il ne s’agit pas d’empêcher nos laquais d’aller à la messe ou au prêche ; il s’agit d’arracher les pères de famille à la tyrannie des imposteurs, et d’inspirer l’esprit de tolérance. Cette grande mission a déjà d’heureux succès. La vigne de la vérité est bien cultivée par des d’Alembert, des Diderot, des Bolingbroke, des Hume, etc. Si votre roi de Prusse avait voulu se borner à ce saint œuvre, il eût vécu heureux, et toutes les académies de l’Europe l’auraient béni. La vérité gagne, au point que j’ai vu, dans ma retraite, des Espagnols et des Portugais détester l’Inquisition comme des Français.


Macte animo, generose puer ; sic itur ad astra.

(Virg., ÆEn., IX, v. 641.)

Autrefois on aurait dit : Sic itur ad ignem.

Je suis fâché des simagrées de Dumarsais à sa mort. On a imprimé que ce provincial Deslandes, qui a écrit d’un style si provincial l’Histoire critique de la philosophie, avait recommandé, en mourant[8] qu’on brûlât son livre des grands hommes morts en plaisantant. Et qui diable savait qu’il eût fait ce livre ? Mme  Denis vous fait mille compliments. Le bavard vous embrasse de tout son cœur. Voyez-vous quelquefois l’aveugle clairvoyante[9] ? Si vous la voyez, dites-lui que je lui suis toujours très-attaché.

  1. Voyez la lettre 3467.
  2. Jacob Vernet était du nombre de ces prêtres. (Cl.)
  3. Dans le Choix littéraire, 1755-60, vingt-quatre volumes in-8°, dont Vernes était l’éditeur, à l’occasion de l’article Arrérages (de l’Encyclopédie), on accusait d’Alembert de favoriser l’usure. Voyez la lettre de d’Alembert dans le Mercure de décembre 1757, page 97. (B.)
  4. Voyez une note de la lettre 3376.
  5. La bataille de Rosbach, gagnée par Frédéric, le 5 novembre, sur les armées impériale et française.
  6. Les Prussiens y avaient été battus, et s’étaient retirés ; la ville se rendit le 24 aux Autrichiens.
  7. On y avait imprimé la [[Correspondance de Voltaire/1757/Lettre 3340 |lettre n° 3340]].
  8. André-François Boureau Deslandes, né à Pondichéry en 1690, mort à Paris le 11 avril 1757. Son livre a pour titre : Réflexions sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant.
  9. Mme  du Deffant.