Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3514

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 354-355).

3514. — À M. DARGET[1].
À Lausanne, 8 janvier.

Vous me demandez, mon cher et ancien compagnon de Potsdam, comment Cinéas s’est raccommodé avec Pyrrhus[2]. C’est, premièrement, que Pyrrhus fit un opéra de ma tragédie de Mérope, et me l’envoya ; c’est qu’ensuite il eut la bonté de m’offrir sa clef, qui n’est pas celle du paradis, et toutes ses faveurs, qui ne conviennent plus à mon âge ; c’est qu’une de ses sœurs[3], qui m’a toujours conservé ses bontés, a été le lien de ce petit commerce qui se renouvelle quelquefois entre le héros-poëte-philosophe-guerrier-malin-singulier-brillant-fier-modeste, etc., et le Suisse Cinéas retiré du monde. Vous devriez bien venir faire quelque tour dans nos retraites, soit de Lausanne, soit des Délices ; nos conversations pourraient être amusantes. Il n’y a point de plus bel aspect dans le monde que celui de ma maison de Lausanne. Figurez-vous quinze croisées de face en cintre, un canal de douze grandes lieues de long que l’œil enfile d’un côté, et un autre de quatre ou cinq lieues, une terrasse qui domine sur cent jardins, ce même lac qui présente un vaste miroir au bout de ces jardins, les campagnes de la Savoie au delà du lac, couronnées des Alpes qui s’élèvent jusqu’au ciel en amphithéâtre ; enfin une maison où je ne suis incommodé que des mouches[4] au milieu des plus rigoureux hivers. Mme Denis l’a ornée avec le goût d’une Parisienne. Nous y faisons beaucoup meilleure chère que Pyrrhus ; mais il faudrait un estomac : c’est un point sans lequel il est difficile aux Pyrrhus et aux Cinéas d’être heureux. Nous répétâmes hier une tragédie[5] ; si vous voulez un rôle, vous n’avez qu’à venir. C’est ainsi que nous oublions les querelles des rois et celles des gens de lettres, les unes affreuses, les autres ridicules.

On nous a donné la nouvelle prématurée d’une bataille[6] entre M. le maréchal de Richelieu et M. le prince de Brunswick. Il est vrai que j’ai gagné aux échecs une cinquantaine de pistoles à ce prince ; mais on peut perdre aux échecs, et gagner à un jeu où l’on a pour seconds trente mille baïonnettes. Je conviens avec vous que le roi de Prusse a la vue basse et la tête vive ; mais il a le premier des talents au jeu qu’il joue, la célérité. Le fonds de son armée a été discipliné pendant plus de quarante ans. Songez comment doivent combattre des machines régulières, vigoureuses, aguerries, qui voient leur roi tous les jours, qui sont connues de lui, et qu’il exhorte, chapeau bas, à faire leur devoir. Souvenez-vous comme ces drôles-là font le pas de côté et le pas redoublé ; comme ils escamotent les cartouches en chargeant, comme ils tirent six à sept coups par minute. Enfin leur maître croyait tout perdu, il y a trois mois ; il voulait mourir ; il me faisait ses adieux en vers et en prose ; et le voilà qui, par sa célérité et par la discipline de ses soldats, gagne deux grandes batailles[7] en un mois, court aux Français, vole au Autrichiens, reprend Breslau, a plus de quarante mille prisonniers, et fait des épigrammes. Nous verrons comment finira cette sanglante tragédie, si vive et si compliquée. Heureux qui regarde d’un œil tranquille tous ces grands événements du meilleur des mondes possibles !

Je n’ai point encore tiré au clair l’aventure de l’abbé de Prades. On l’a dit pendu ; mais la renommée ne sait souvent ce qu’elle dit. Je serais fâché que le roi de Prusse fit pendre ses lecteurs. Vous ne me dites rien de M. Duverney ; vous ne me dites rien de vous[8]. Je vous embrasse bien tendrement, et j’ai une terrible envie de vous voir.


Le Suisse V.

  1. Cette lettre fut imprimée, dès 1758, dans le Journal encyclopédique ; ce qui contraria beaucoup Voltaire ; voyez n° 3633, 3643, 3658.
  2. Cinéas désigne Voltaire ; Pyrrhus, le roi de Prusse : voyez lettre 3611.
  3. La margrave de Baireuth.
  4. Voyez la lettre 3508.
  5. Zulime, refaite sous le nom de Fanime.
  6. Voyez la lettre 3508.
  7. Voyez la lettre 3500.
  8. Darget était sous-gouverneur de l’École militaire, dont Pâris-Duverney avait l’intendance.