Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3542

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 385-386).

3542. — À M. D’ALEMBERT.
À Lausanne, de mon lit, d’où je vois dix lieues de lac,
29 janvier.

N’appelez point vos lettres du bavardage, mon digne et courageux philosophe ; il faut, s’il vous plaît, s’entendre et parler de ses affaires.

On fait une grande profession de foi à Genève ; vous aurez le plaisir d’avoir réduit les hérétiques à publier un catéchisme. On se plaint de l’article des Comédiens, inséré dans celui de Genève ; mais vous avez joint ce petit mot de la comédie à la requête des citoyens qui vous en ont prié. Ainsi d’un côté vous n’avez fait que céder à l’empressement des bourgeois, et de l’autre vous n’avez fait que répéter le sentiment des prêtres, sentiment publié dans le catéchisme d’un[1] de leurs théologiens, et débité publiquement devant vous dans toutes les conversations.

Quand je vous ai supplié de reprendre l’Encyclopédie, j’ignorais à quel excès de brutalité on avait poussé les libelles, et j’étais bien loin de soupçonner qu’ils fussent autorisés. Je vous ai écrit une grande lettre par Mme de Fontaine ; elle est votre voisine ; ne pourriez-vous pas passer chez elle ?

Il serait triste qu’on crût que vous quittez l’Encyclopédie à cause de l’article Genève, comme on affecte d’en faire courir le bruit ; mais il serait encore plus triste de continuer en étant exposé à des dégoûts qui doivent vous révolter autant qu’ils déshonorent la nation. Êtes-vous bien uni avec M. Diderot et les autres associés ? Funiculus triplex difficillime rumpitur[2]. Quand vous signifierez tous ensemble que vous ne travaillerez qu’avec l’assurance de la liberté honnête qu’il vous faut, et de la protection qu’on vous doit, il faudra bien qu’on en vienne à vous prier de ne pas priver la France d’un monument devenu nécessaire. Les criailleries passeront, et l’ouvrage restera.

Il est beau de quitter tous ensemble et de donner des lois ; il serait désagréable pour vous de quitter seul : il ne faut point que la tête se sépare du corps.

Quand vous donnerez le premier volume, faites rougir dans une préface les lâches qui ont permis qu’on insultât à ceux qui seuls aujourd’hui travaillent pour la gloire de la nation ; et, pour Dieu, ne souffrez plus les insipides déclamations qu’on insère dans votre Encyclopédie. Ne donnez pas à nos ennemis le droit de se plaindre que ceux qui n’ont eu aucun succès dans les arts, où ils ont même été sifflés, osent donner les règles de ces arts, et prendre pour règles leurs ridicules imaginations. Bannissez la morale triviale dont on enfle certains articles. Le lecteur veut savoir les différentes acceptions d’un mot, et déteste un fade lieu commun sur ce mot. Qui vous force à déshonorer l’Encyclopédie par cet entassement de fadeurs et de fadaises qui donne un si beau champ aux critiques ? et pourquoi joindre du velours de gueux à vos étoffes d’or ? Rendez-vous les maîtres absolus, ou abandonnez tout. Malheureux enfants de Paris, il fallait faire cet ouvrage dans un pays libre. Vous avez travaillé pour des libraires[3] ; ils ont recueilli le profit, et vous recueillez les persécutions. Tout cela me fait trouver ma retraite charmante. Je vous y regrette de tout mon cœur. Plût à Dieu que vous n’eussiez point vu de prêtres quand vous vîntes chez nous ! Mettez-moi au fait de tout, je vous en prie.

  1. Jacob Vernet ; voyez lettre 3501.
  2. Ecclésiaste, chap. iv, vers. 12.
  3. Voltaire, quoique l’un des collaborateurs de l’Encyclopédie, à laquelle il n’avait pu souscrire qu’à la fin de 1756, ne manquait pas d’en payer chaque volume à Briasson ; voyez la fin de la lettre 3259.