Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3587

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 428-429).

3587. — À M. L’ABBÉ AUBERT[1],
à paris.
Aux Délices, 22 mars.

Je n’ai reçu, monsieur, que depuis très-peu de jours, dans ma campagne où je suis de retour, la lettre pleine d’esprit et de grâces dont vous m’avez honoré, accompagnée de votre livre, qui me rend encore votre lettre plus précieuse. Je ne sais quel contre-temps a pu retarder un présent si flatteur pour moi. J’ai lu vos fables avec tout le plaisir qu’on doit sentir quand on voit la raison ornée des charmes de l’esprit. Il y en a quelques-unes qui respirent la philosophie la plus digne de l’homme. Celles du Merle, du Patriarche, des Fourmis, sont de ce nombre. De telles fables sont du sublime écrit avec naïveté. Vous avez le mérite du style, celui de l’invention, dans un genre où tout paraissait avoir été dit. Je vous remercie et je vous félicite. Je donnerais ici plus d’étendue à tous les sentiments que vous m’inspirez, si le mauvais état de ma santé me permettait les longues lettres ; je peux à peine dicter, mais je ne suis pas moins sensible à votre mérite et à votre présent.

J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que je vous dois, etc[2].

  1. Réponse à la lettre 3517.
  2. Labbé Aubert repondit à la lettre de Voltaire car les vers que voici :

    Ma muse n’est pas assez vaine
    Pour espérer, par ses essais,
    Égaler les brillants succès
    De l’ingénieux La Fontaine :
    Elle connaît tout le danger
    Du goût décidé qui l’entraîne ;
    Mais tu daignas l’encourager,
    <poem>
    Et si son vol est téméraire,
    Dès qu’elle t’a déjà su plaire,
    Que risque-t-elle à s’y livrer ?
    Depuis qu’au pays de la feinte
    Un vif penchant me fait errer,
    Sans cesse une importune crainte
    Devant moi venait se montrer.
    Aujourd’hui la douce espérance
    Y guide, y ranime mes pas ;
    Je cède aux séduisants appas
    D’une trop flatteuse indulgence.
    Eh, comment ne s’enivrer pas
    D’un encens que la main dispense ?

    Je n’ai pas les charmants pinceaux
    De l’ami de La Sablière ;
    Mais sur l’homme et sur ses défauts,
    Je puis, dans de riants tableaux.
    Répandre à mon tour la lumière,
    Et, du sceptre jusqu’au rabot,
    Prouver à l’homme qu’il est sot.
    Tous les animaux, dans mes fables,
    Lions, fourmis, aigles, moineaux.
    Peuvent, par quelques traits nouveaux.
    Trahir l’orgueil de mes semblables.
    Ta voix a chanté des héros ;
    Mais qu’il soit d’Athène ou de Rome,
    De Pétersbourg ou de Paris,
    Tes philosophiques écrits
    Font voir que tout héros est homme.
    Écoutons ce rustre hébété
    Que fait raisonner La Fontaine :
    Il voudrait, plein de vanité,
    Que celui qui créa le chêne.
    Dans ses œuvres l’eût consulté.
    L’homme est plus ou moins entêté
    De quelque orgueilleuse faiblesse.
    L’apologue fut inventé
    Pour corriger avec adresse
    Des grands l’insolente fierté,
    Des flatteurs l’indigne bassesse.
    Des petits l’indocilité.
    Heureux si, plein d’un zèle extrême,
    Sur les ridicules d’autrui,
    Un auteur corrigeait lui-même
    Les défauts qu’on remarque en lui !
    Mais quoi que l’on en puisse dire,
    Fier d’un si glorieux accueil.
    On verra croître mon orgueil,
    Si mes fables te font sourire.