Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3589

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 430-431).

3589. — À MADAME DE GRAFFIGNY.
Au Délices, 22 mars.

Dieu conserve votre santé, madame ! Je vous tiens ce propos, parce que je suis revenu malade à ma retraite des Délices, et je sens que, sans la santé, on n’a ni plaisir, ni philosophie, ni idées.

Si j’étais capable de regretter Paris, je regretterais surtout de ne me pas trouver à la naissance de la Fille d’Aristide[1], et de ne pas faire ma cour à madame sa mère. Melpomène et Thalie sont donc logées dans la même maison ? Vous dites que M.  de La Touche[2] connaît les livres, et très-peu le monde ; mais c’est le connaître très-bien que de vivre avec vous. Vous lui apprendrez comme le monde est fait, et il verra en vous ce que le monde a de meilleur. Vous le peindrez tous deux : vous, madame, avec le pinceau de Ménandre, et lui, avec ceux d’Euripide, car vous voilà tous deux Grecs.

Vous avez voulu mettre un homme juste sur le théâtre ; il a fallu chercher dans l’ancienne Grèce : nous n’avons eu que Louis XIII qui ait eu ce beau surnom ; Dieu sait comme il le méritait. Ce titre de Juste fut la définition d’Aristide, et le sobriquet de Louis XIII.

Quant au très-estimable et très-brillant petit-neveu[3] du ministre plus grand que juste de Louis le Juste, je vous félicite tous deux de ce qu’il vient oublier avec vous les tracasseries de la cour et de l’armée. Je ne puis pas me vanter à vous de recevoir de ses lettres, comme vous vous vantez de jouir des charmes de sa conversation ; il m’a abandonné : c’est depuis qu’il est allé guerroyer chez les Cimbres. Il m’avait donné rendez-vous à Strasbourg ; mais précisément dans ce temps-là une des cuisses de ma nièce s’avisa de devenir aussi grosse que son corps. Elle avait déjà été à la mort de cette maladie : c’était une suite de la belle peur que le roi de Prusse lui avait faite à Francfort. Si tous ceux à qui il fait peur avaient la cuisse enflée, il faudrait élargir bien des chausses. Je ne sais si M.  le maréchal de Richelieu m’a trouvé un oncle trop tendre de ne lui pas sacrifier une cuisse pour le voyage de Strasbourg ; mais, depuis ce temps-là, il a eu la barbarie de ne me plus écrire.

Je me suis dépiqué avec le roi de Prusse, qui est beaucoup plus régulier que lui ; mais je sens cependant que je ferais plus volontiers un voyage pour revoir mon héros français que mon héros prussien.

Je voudrais bien, madame, me trouver entre vous deux ; ma destinée ne le veut pas : elle m’a fait Suisse et jardinier. Je m’accommode très-bien de ces deux qualités. Heureux qui sait vivre dans la retraite ! Cela n’est pas aisé aux grands de ce monde, mais cela est très-facile pour les petits.

Je me trouve fort bien, et je suis toujours, madame, votre très-fidèle Suisse.

  1. Comédie de Mme  de Graffigny, représentée le 29 avril 1758.
  2. Guimond de La Touche (Claude), né en 1723, mort le 14 février 1760 ; auteur l’Iphigénie en Tauride.
  3. Arrière-petit-neveu, en admettant que Richelieu fût le fils du mari de sa mère. (Cl.)