Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3600

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 438-439).

35600. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 4 mai.

Mon divin ange, j’avoue d’abord que l’envie de vous voir est très-capable de me faire donner les conseils les plus intéressés. Je ferais des friponneries pour obtenir de vous un petit voyage aux Délices ; mais si je suis capable de ne pas écouter un si grand intérêt, je vous dirai que le vôtre est assurément de faire un tour à Lyon. Soyez bien sûr que le confident[1] vous servira comme vous méritez d’être servi ; mais votre présence fera bien mieux. Ce serait une façon bien simple, bien honnête, de vous faire prier par Mme  de Grolée de venir la voir. Je suis persuadé que le confident n’aura pas de peine à lui faire dire qu’elle en meurt d’envie, quoique, à son âge, on n’ait peut-être d’autre envie que celle de vivre ; mais s’il lui reste quelque étincelle de bon goût, comment ne souhaitera-t-elle pas ardemment de vous avoir quelque temps auprès d’elle ?

Je vous crois bien gauche, mon cher et respectable ami, quand il s’agit de mitonner un héritage ; mais le confident travaillera pour vous. Votre unique besogne est de plaire, et c’est à quoi vous réussissez mieux que personne au monde, sans même y songer. Le confident sera à Lyon au mois de mai ; plût à Dieu que vous y fussiez au mois d’août ! Voilà peut-être une belle chimère ; mais je ne connais point de vérité qui me fasse autant de plaisir qu’une si chère illusion. Et pourquoi serait-ce une chimère ? Vous sentez bien qu’il n’y a pas de temps à perdre ; les visites qu’on doit à des dames de quatre-vingts ans ne peuvent guère être différées. C’est à Mme  de Grolée à vous payer de votre maison de l’île d’Aix[2], puisque le gouvernement ne peut vous indemniser. Mme  de Crèvecœur a eu vingt mille francs de pension pour épouser le fils de Mme  de Lutzelbourg[3]. Si on fait beaucoup de pareils arrangements, il ne reste pas de quoi payer les maisons brûlées ; il ne restera pas même de quoi empêcher qu’on en brûle d’autres, s’il est vrai qu’on ait pris les vaisseaux de M.  du Quesne[4]. et si les affaires de terre sont aussi délabrées qu’on le dit. Cependant a-t-on joué la Fille d’Aristide[5] ? A-t-on donné quelque tragédie nouvelle ? Recommence-t-on le travail de l’Encyclopédie ? D’Alembert se laisse-t-il fléchir ? Je voudrais bien savoir où l’on en est, afin de m’arranger pour mes petits articles.

Mes respects à Mme  d’Argental et à tous les anges.

  1. Tronchin, banquier à Lyon ; voyez la lettre 3595.
  2. Voyez la lettre 3595.
  3. Maréchal de camp depuis le commencement de 1748 ; promu au grade de lieutenant général vers la fin de 1759.
  4. Ange du Quesne (ou le marquis du Quesne), chef d’escadre depuis 1755 ; petit-neveu du grand du Quesne. Son père (du Quesne-Monnier), aussi chef d’escadre, eut les deux bras amputés à la suite d’un combat sur mer en 1705.
  5. De Mme  de Graffigny.