Correspondance de Voltaire/1758/Lettre 3602

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Correspondance de Voltaire/1758
Correspondance : année 1758GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 39 (p. 440-441).

3602. — À M.  THIERIOT.
Aux Délices, 8 mai.

Mon cher et ancien ami, il me paraît qu’on n’est pas plus instruit du secret de l’historiographe de toutes les Russies que de celui de la Pucelle. Ce sont les mystères de mon gouvernement. Si vous voulez y être initié, vous n’avez qu’à venir dans ma chancellerie ; mais je suis bien sûr qu’on ne quitte point de jeunes, belles et brillantes baronnes chrétiennes[1] pour des Suisses hérétiques.

L’énigme de Mme  la duchesse d’Orléans[2] est une attrape-Fonce-magne. Ce n’est pas la première fois que les belles se sont moquées des savants. Voici comme ou pourrait lui répondre, en assez mauvais vers :


Votre énigme n’a point de mot ;
Expliquer chose inexplicable,

Est ou d’un docteur ou d’un sot :
L’un et l’autre est assez semblable.
Mais si l’on donne à deviner
Quelle est la princesse adorable
Qui sur les cœurs sait dominer
Sans chercher cet empire aimable,
Pleine de goût sans raisonner,
Et d’esprit sans faire l’habile,
Cette énigme peut étonner,
Mais le mot n’est pas difficile.


Je serai fort aise que Marmontel, qui a certainement de l’esprit et du talent, et qu’on a dégoûté fort mal à propos, ait au moins le bénéfice du Mercure[3]. Ce sera un antidote contre les poisons de Fréron.

Je doute fort que ceux qui vous ont dit que Fréret a mis Newton en poudre soient des connaisseurs. J’ai lu autrefois le manuscrit de Fréret ; il fut composé avant que le système de Newton fût imprimé. Fréret et le jésuite Souciet[4], autre savantasse, écrivirent tous deux contre Newton, sur un faux exposé de son système, qui parut alors dans un de ces journaux dont l’Europe est accablée. Fréret ne savait ce qu’il disait ; j’ignore s’il l’a mieux su depuis. Je ferai venir ce livre[5] pour le joindre à tout ce que j’ai sur cette matière.

Il y a une excellente histoire[6] des finances, depuis 1595 jusqu’en 1721. Si vous rencontrez l’auteur, qui est un M.  de Forbonnais, directeur des monnaies, dites-lui que je le fais contrôleur général des finances.

Pourriez-vous à votre loisir me faire un petit catalogue des bons livres qui ont paru depuis dix ans ? Je crois qu’il sera court ; mais je veux avoir tout ce qui peut être utile, et même les livres médiocres dans lesquels il y a du bon : car on peut toujours tirer aurum ex stercore Ennii.

Intérim vale, et mihi scribe.

  1. Mme  de Montmorency.
  2. Louise-Henriette de Bourbon, mariée, en décembre 1743, à Louis-Philippe d’Orléans, alors duc de Chartres ; morte le 9 février 1759. L’énigme que cette princesse avait donnée à deviner à l’auteur d’Œdipe est dans le tome X (Poésies mêlées), avec les douze vers ci-dessus.
  3. Le brevet de ce journal venait d’être accordé (fin d’avril) à Marmontel, à la prière de Mme  de Pompadour.
  4. Etienne Souciet, mort en 1744 ; frère aîné de deux autres jésuites.
  5. Défense de la Chronologie, etc. (par Nic. Fréret, mort en 1749) ; Paris, 1708, in 4°.
  6. Recherches et Considérations sur les finances de France, etc. Bâle, 1758, deux volumes in-4o.