Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3873

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 123-124).

3873. — À M.  THIERIOT.
Aux Délices, 18 juin.

Je reçois, mon ancien ami, votre seconde lettre et votre mémoire ; vous avez la bonté de m’envoyer encore quelques rogatons. Je suis très-fâché que les idées philosophiques et les églogues[1] de ceux qui ont pris le nom de Salomon courent le monde ; passe encore si c’étaient les ouvrages de mon Salomon du Nord, il est fait pour être condamné par la Sorbonne ; il n’a jamais commencé aucune de ses pièces par dire à une femme : Donnez-moi un baiser sur la bouche[2].

J’ai grand’peur que mes paraphrases du sage de Jérusalem ne courent d’une manière très-fautive ; les copistes et les commentateurs ont altéré le texte dans tous les temps.

Je n’ai point de foi au débarquement du Pretender en Écosse[3], sur une flotte russe et suédoise : cela me paraît tiré des Mille et une Nuits. À l’égard de notre descente, je fais des vœux pour elle ; mais je crains furieusement les philosophes anglais, possesseurs d’environ deux cent quatre-vingts vaisseaux de guerre. Ce sont deux cent quatre-vingts problèmes newtoniens, difficiles à résoudre par nos auteurs cartésiens.

Pour moi, je ne m’occupe que de mon czar Pierre ; j’aime les créateurs : tout le reste me paraît peu de chose. Je suis bien aise de faire voir que les héros n’ont pas la première place dans ce monde. Un législateur est, à mon sens, bien au-dessus d’un grenadier ; et celui qui a formé un grand empire vaut bien mieux que celui qui a ruiné son royaume.

Si M.  de Silhouette continue comme il a commencé, il faudra lui trouver une niche dans le temple de la Gloire, tout à côté de Jean-Baptiste Colbert[4]. Je vous en donnerai une dans le temple de l’Amitié, si vous m’écrivez quelquefois. Vos lettres contiennent toujours des choses intéressantes, et font toujours grand plaisir à l’oncle et à la nièce.

Mandez-moi si vous êtes heureux pour avoir quelques actions dans les fermes générales. Je crois que ce sera le meilleur bien du royaume ; mais, pour moi, je donne la préférence à mes bœufs, à mes chevaux, à mes moutons, et à mes dindons ; et je préfère la vie patriarcale à tout. Quand vous viendrez me voir, je ferai tuer un chevreau, je répandrai de l’huile sur une pierre[5], et nous adorerons ensemble l’Éternel.

  1. Le Précis de l’Écclésiaste et le Précis du Cantique des cantiques.
  2. C’est le début du Cantique des cantiques.
  3. Connu sous le nom de Charles-Edouard.
  4. Voyez la note 4, page 92 ci-dessus.
  5. Expressions de la Bible. (B.)