Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3873
Je reçois, mon ancien ami, votre seconde lettre et votre mémoire ; vous avez la bonté de m’envoyer encore quelques rogatons. Je suis très-fâché que les idées philosophiques et les églogues[1] de ceux qui ont pris le nom de Salomon courent le monde ; passe encore si c’étaient les ouvrages de mon Salomon du Nord, il est fait pour être condamné par la Sorbonne ; il n’a jamais commencé aucune de ses pièces par dire à une femme : Donnez-moi un baiser sur la bouche[2].
J’ai grand’peur que mes paraphrases du sage de Jérusalem ne courent d’une manière très-fautive ; les copistes et les commentateurs ont altéré le texte dans tous les temps.
Je n’ai point de foi au débarquement du Pretender en Écosse[3], sur une flotte russe et suédoise : cela me paraît tiré des Mille et une Nuits. À l’égard de notre descente, je fais des vœux pour elle ; mais je crains furieusement les philosophes anglais, possesseurs d’environ deux cent quatre-vingts vaisseaux de guerre. Ce sont deux cent quatre-vingts problèmes newtoniens, difficiles à résoudre par nos auteurs cartésiens.
Pour moi, je ne m’occupe que de mon czar Pierre ; j’aime les créateurs : tout le reste me paraît peu de chose. Je suis bien aise de faire voir que les héros n’ont pas la première place dans ce monde. Un législateur est, à mon sens, bien au-dessus d’un grenadier ; et celui qui a formé un grand empire vaut bien mieux que celui qui a ruiné son royaume.
Si M. de Silhouette continue comme il a commencé, il faudra lui trouver une niche dans le temple de la Gloire, tout à côté de Jean-Baptiste Colbert[4]. Je vous en donnerai une dans le temple de l’Amitié, si vous m’écrivez quelquefois. Vos lettres contiennent toujours des choses intéressantes, et font toujours grand plaisir à l’oncle et à la nièce.
Mandez-moi si vous êtes heureux pour avoir quelques actions dans les fermes générales. Je crois que ce sera le meilleur bien du royaume ; mais, pour moi, je donne la préférence à mes bœufs, à mes chevaux, à mes moutons, et à mes dindons ; et je préfère la vie patriarcale à tout. Quand vous viendrez me voir, je ferai tuer un chevreau, je répandrai de l’huile sur une pierre[5], et nous adorerons ensemble l’Éternel.