Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3874

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 124-127).

3874. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 18 juin.

Cette dépêche sicilienne doit être adressée à madame l’Envoyée de Parme, qui s’est donné la peine de faire un si beau mémoire, et de l’écrire tout entier de sa main[1]. Il paraît bien qu’elle doit partager toutes les négociations de monsieur l’Envoyé ; elle connaît à fond toutes les affaires de la Sicile[2] ; toutes ses réflexions sont justes, profondes, et fines ; ses raisonnements, forts et pressants, bien déduits, clairement exposés, prouvés, appuyés. C’est un petit chef-d’œuvre que ce mémoire ; et, ce qui n’est jamais arrivé et n’arrivera plus, c’est que l’auteur adopte sans restriction toutes les critiques qu’elle a eu la bonté d’envoyer. Il en a fait aussi honneur à tous les anges, et baise le bout de leurs ailes avec une profonde humilité et les remerciements les plus tendres et les plus sincères.

Ô anges ! ne soyez en peine de rien ; notre nièce et moi, nous pensions comme vous presque sur tous les points ; mais nous n’avons pu résister à la rage de vous envoyer au plus vite notre chevalier, et de vous faire voir qu’à soixante et six ans on a encore du sang dans les veines. Tancrède a été fait comme Zaïre, en trois semaines ; nous en avons des témoins, et, à l’heure où nous faisons cette dépêche, nous attestons le ciel que tout est corrigé à peu près suivant vos divines intentions, que nous avons à moitié devinées, et à moitié suivies.

Nous sentons avec douleur que notre intrigue est fondée sur un billet équivoque, comme celle de Zaïre : nous avouons en cela notre insuffisance et la stérilité de notre imagination ; mais nous réparerons cela par un gros bon sens qui régnera dans toute la pièce. Notre bon sens est très-aidé par les lumières des anges. Le message porté chez les Maures, pour arriver à Messine, n’était pas sans difficulté ; le balourd qui porte ce billet a aussi son embarras. Ce sont les cordes et les poulies qui font mouvoir la machine : il faut qu’elles aillent juste, j’en conviens ; mais il faut que cette machine soit brillante, pompeuse ; que tout intéresse, que le cœur soit déchiré, que les larmes coulent, qu’un grand et tendre intérêt ne laisse pas aux spectateurs le temps de la réflexion, et qu’ils ne songent aux poulies qu’après avoir essuyé leurs larmes.

Mon Dieu ! que je fus aise quand j’appris que le théâtre était purgé[3] de blanc-poudrés, coiffés au rhinocéros et à l’oiseau royal ! Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons. Je ne sais quoi de naïf et de vrai dans cette chevalerie me plaisait beaucoup ; et soyez vivement persuadée que, si mes foins étaient faits, la pièce en vaudrait beaucoup mieux.

M. le conseiller de grand’chambre d’Espagnac me glace encore l’imagination ; messieurs les fermiers généraux la tourmentent, mes maçons l’excèdent ; il faut que j’arrange une colonnade le matin, et que je rapetasse une scène le soir. Je vois encore que je serai obligé de présenter une incivile requête, par la main des anges, à M. le duc de Choiseul, et que j’abuserai à l’excès de leur bonté.

Au milieu de tout cela, il faut faire imprimer l’Histoire d’une création de deux mille lieues par l’auguste barbare Pierre le Grand, et faire connaître cent peuples inconnus. Mais retournons à Syracuse.

Je suppose que mes juges trouveront bon que les biens de Tancrède soient une dot que l’État donne à Orbassan pour son mariage ; ils verront sans doute que cette circonstance le rend plus odieux à Tancrède et à sa maîtresse ; ils seront convaincus qu’il serait inutile de parler de cette donation dans le conseil d’État, si ce n’était pas un des articles du mariage. Il ne faut pas, à la vérité, qu’Orbassan reproche au beau-père de s’y opposer ; mais il n’est peut-être pas mal qu’un autre chevalier fasse ce reproche au beau-père. J’aime assez ces contestations parmi des gens du temps passé, dont la politesse n’était pas la nôtre, et qui avaient plus de casques que de chemises.

Mes juges voient bien qu’à l’égard du billet porté par le balourd, quatre vers au plus suffiront pour graisser cette poulie.

Mes juges sentent que c’est une chose fort délicate de faire demander Aménaïde en mariage par un circoncis ; c’est bien assez que quelque brutal de chevalier dise qu’en effet il y a quelque Sarrasin qui a fait du bruit dans la ville, qu’il nomme même ce jeune mahométan, et qu’il fasse tomber sur lui tous les soupçons les plus vraisemblables.

Mes juges verront combien il est aisé à ce soldat, intime ami de Tancrède, de dire, au commencement du troisième acte, qu’il fit un tour à la ville, il y a deux jours, et qu’il y entendit murmurer du mariage d’Orbassan.

Mes juges savent qu’il suffit de quatre vers dans un endroit, et d’une douzaine dans un autre, pour expliquer ce qui n’est pas assez clair, et pour rendre l’intérêt plus touchant. Le commencement du cinquième acte, par exemple, avait besoin d’être retouché, et je crois actuellement la scène du père et de la fille beaucoup plus intéressante ; enfin il me paraît qu’on ne m’a prescrit que des choses aisées à faire.

J’avertis humblement que ces mots : ce billet adultère[4], ne révolteront point quand il n’y aura pas de petits-maîtres sur le théâtre ; ce n’est pas que je sois beaucoup attaché à ce mot, et qu’il ne soit très-facile d’en substituer un autre ; mais je le crois bon, et je le dis pour la décharge de ma conscience.

Vous avez grande raison, madame, de vous écrier, et de m’accuser de barbarie allobroge, sur


Ces beaux nœuds dont nos cœurs étaient joints, …
Dont on peut accuser ou vanter son courage.


Vous avez le nez fin, et moi aussi ; cela ne vaut pas le diable, et cela fut corrigé un quart d’heure après avoir eu l’impertinence de vous l’envoyer.

Je vais sortir du Kamtschatka[5], où je suis à présent, et j’aurai l’honneur de vous envoyer la pièce avant qu’il soit un mois ; mais, avant ce temps-là, il se pourrait bien faire que je couchasse par écrit un beau mémoire dans lequel je m’accuserais de l’énorme bêtise de m’être fié à des billets de garantie pour les privilèges de ma terre de Tournay.

M. d’Argental s’étant bien voulu charger des finances du sieur Pesselier[6], il les enverra quand il pourra ; je ne suis pas pressé d’argent. De quoi s’avise Pesselier, de gouverner les finances ? A-t-il trouvé quelque chose de mieux que les actions sur les fermes ? Cependant, si M. d’Argental a la condescendance de m’envoyer cet écrit, ne peut-il pas le faire contre-signer ? Je le mettrai dans les rayons de ma petite bibliothèque destinés aux faiseurs de projets ; j’en ai déjà bon nombre.

Dites-moi donc, mes anges, n’avez-vous pas douze mille parmesans au moins par an ? Mais aussi n’êtes-vous pas obligés d’avoir une plus grosse maison ? Je me flatte que vous avez renoncé entièrement à la grand’chambre ; c’est un cul-de-sac bien ennuyeux. Et puis, quel bavard que cet avocat général[7] !

Mes anges, je suis plus que jamais votre Suisse V.

  1. L’écriture de Mme d’Argental était belle et très-lisible. Il existe un manuscrit de l’Essai sur les Mœurs presque entièrement de sa main.
  2. Tancrède, dont la scène est en Sicile.
  3. Voyez page 91.
  4. Il paraît que Voltaire a renoncé à cette expression, qui devait se trouver dans la scène ii de l’acte IV de Tancrède.
  5. l’Histoire de Russie sous Pierre le Grand, où Voltaire parle du Kamtschatka ; voyez tome XVI, page 412.
  6. L’idée générale des finances, par Pesselier, est un volume in-folio portant le millésime 1759.
  7. Omer Joly de Fleury.