Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3876

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 128-129).

3876. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Reich-Hennersdorf, 20 juin 1759.

Si j’étais du temps de l’ancienne chevalerie, je vous aurais dit que vous en avez menti par la gorge, en avançant au public que je vous ai écrit[1] pour défendre mon Histoire de Brandebourg contre les sottises qu’en dit un abbé en ic ou en ac[2] : je me soucie très-peu de mes ouvrages ; je n’ai point pour eux cet amour enthousiaste qu’ont les célèbres auteurs pour le moindre mot qui leur échappe ; je ne me battrai avec personne, ni pour ma prose ni pour mes vers, et l’on jugera ce que l’on voudra, sans que cela me cause d’insomnies. Je vous prie donc de ne point vous échauffer pour un sujet si mince, qui ne mérite pas que vous vous déchaîniez contre mes ennemis littéraires. Vous criez tant pour la paix qu’il vous conviendrait mieux d’écrire, avec cette noble impertinence qui vous va si bien, contre ceux qui en retardent la conclusion, contre tous ces gens qui sont dans les convulsions et dans le délire ! Ce serait un trait singulier dans l’histoire, si on écrivait au dix-neuvième siècle que ce fameux Voltaire, qui, de son temps, avait tant écrit contre les libraires, contre les fanatiques, et contre le mauvais goût, avait fait, par ses ouvrages, tant de honte aux princes, de la guerre qu’ils se faisaient, qu’il les avait obligés à faire la paix dont il avait dicté les conditions. Entreprenez cette tâche-là, vous vous érigerez un monument que les temps n’effaceront pas. Virgile accompagna Mécène au voyage de Brindes où Auguste fit sa paix avec Antoine ; et Voltaire, sans voyager (dira-t-on), fut le précepteur des rois comme de l’Europe. Je souhaite que l’on puisse ajouter ce trait à votre vie, et que je puisse vous en féliciter bientôt. Adieu.


Fédéric.

  1. Dans la première édition de l’Ode sur la mort de la princesse de Baireuth, la note avait un P. S. (voyez tome VIII, les variantes) qui commençait ainsi : « Sur une lettre du roi de Prusse, je suis en droit de réfuter ici, etc. »
  2. Caveyrac ; voyez la lettre 3808.