Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3882

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 135-137).

3882. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Reich-Hennersdorf, 2 juillet[1].

      Votre muse se rit de moi,
      Quand pour la paix elle m’implore.
      Je la désire, Je l’honore.
      Mais je n’impose point la loi
      Au Bien-Aimé, votre grand roi ;
      À la Hongroise, qu’il adore ;
      À la Russienne, que j’abhorre ;
      À ce tripot d’ambitieux
      De qui les secrets merveilleux
      Que Tronchin sait, et que j’ignore,
Ne sauraient réparer les cerveaux vicieux
      Qu’en leur donnant de l’ellébore.
      Vous à la paix tant animé[2].
      Vous qu’on dit avoir l’honneur d’être
Le vice-chambellan du second Bien-Aimé,
À la paix, s’il se peut, disposez votre maître.


C’est à lui qu’il faut s’adresser, ou à son d’Amboise en fontange[3]. Mais ces gens ont la tête pleine de projets ambitieux ; ils sont un peu difficiles ; ils veulent être les arbitres des souverains, et c’est ce que des gens qui pensent comme moi ne veulent nullement souffrir. J’aime la paix tout autant que vous la désirez ; mais je la veux bonne, solide, et honorable. Socrate ou Platon auraient pensé comme moi sur ce sujet, s’ils s’étaient trouvés placés dans le maudit point que j’occupe en ce monde.

Croyez-vous qu’il y ait du plaisir à mener cette chienne de vie, à voir et faire égorger des inconnus, à perdre journellement ses connaissances et ses amis, à voir sans cesse sa réputation exposée aux caprices du hasard, à passer toute l’année dans les inquiétudes et les appréhensions, à risquer sans fin sa vie et sa fortune ?

Je connais certainement le prix de la tranquillité, les douceurs de la société, les agréments de la vie, et j’aime à être heureux autant que qui que ce soit. Quoique je désire tous ces biens, je ne veux cependant pas les acheter par des bassesses et des infamies. La philosophie nous apprend à faire notre devoir, à servir fidèlement notre patrie au prix de notre sang, de notre repos, à lui sacrifier tout notre être. L’illustre Zadig essuya bien des aventures qui n’étaient pas de son goût, Candide de même ; ils prirent cependant leur mal en patience. Quel plus bel exemple à suivre que celui de ces héros ?

Croyez-moi, nos habits écourtés valent vos talons rouges, les pelisses hongroises, et les justaucorps verts des Roxelans. On est actuellement aux trousses de ces derniers, qui, par leur balourdise, nous donnent beau jeu. Vous verrez que je me tirerai encore d’embarras cette année, et que je me délivrerai des verts et des blancs.

Il faut que le Saint-Esprit ait inspiré à rebours cette créature bénite par Sa Sainteté[4] ; il paraît avoir bien du plomb dans le derrière. Je sortirai d’autant plus sûrement de tout ceci que j’ai dans mon camp une vraie héroïne, une pucelle plus brave que Jeanne d’Arc. Cette divine fille est née en pleine Westphalie, aux environs de Hildesheim. J’ai de plus un fanatique venu de je ne sais où, qui jure son dieu et son grand diable que nous taillerons tout en pièces.

Voici donc comme je raisonne. Le bon roi Charles chassa les Anglais des Gaules à l’aide d’une pucelle, il est donc clair que, par les secours de la mienne, nous vaincrons les trois putains : car vous savez que, dans le paradis, les saints conservent toujours un peu de tendresse pour les pucelles. J’ajoute à ceci que Mahomet avait son pigeon ; Sertorius, sa biche ; votre enthousiaste des Cévennes, sa grosse Nicole[5] ; et je conclus que ma pucelle et mon inspiré me vaudront au moins tout autant.

Ne mettez point sur le compte de la guerre des malheurs et des calamités qui n’y ont aucun rapport.

L’abominable entreprise de Damiens, le cruel assassinat intenté[6] contre le roi de Portugal, sont de ces attentats qui se commettent en paix comme en guerre ; ce sont les suites de la fureur et de l’aveuglement d’un zèle absurde. L’homme restera, malgré les écoles de philosophie, la plus méchante bête de l’univers ; la superstition, l’intérêt, la vengeance, la trahison, l’ingratitude, produiront, jusqu’à la fin des siècles, des scènes sanglantes et tragiques, parce que les passions, et très-rarement la raison, nous gouvernent. Il y aura toujours des guerres, des procès, des dévastations, des pestes, des tremblements de terre, des banqueroutes. C’est sur ces matières que roulent toutes les annales de l’univers.

Je crois, puisque cela est ainsi, qu’il faut que cela soit nécessaire. Maître Pangloss vous en dira la raison. Pour moi, qui n’ai pas l’honneur d’être docteur, je vous confesse mon ignorance. Il me paraît cependant que si un être bienfaisant avait fait l’univers, il nous aurait rendus plus heureux que nous ne le sommes. Il n’y a que l’égide de Zenon pour les calamités, et les couronnes du jardin d’Épicure pour la fortune.

Pressez votre laitage, faites cuver votre vin, et fauchez vos prés sans vous inquiéter si l’année sera abondante ou stérile. Le gentilhomme du Bien-Aimé m’a promis, tout vieux lion qu’il est, de donner un coup de patte à l’infâme. J’attends son livre[7]. Je vous envoie, en attendant, un Akakia contre Sa Sainteté[8], qui, je m’en flatte, édifiera votre béatitude.

Je me recommande à la muse du général des capucins, de l’architecte de l’église de Ferney, du prieur des filles du Saint-Sacrement, et de la gloire mondaine du pape Rezzonico, de la pucelle Jeanne, etc.

En vérité, je n’y tiens plus. J’aimerais autant parler du comte de Sabine, du chevalier de Tusculum, et du marquis d’Andes[9]. Les titres ne sont que la décoration des sots ; les grands hommes n’ont besoin que de leur nom.

Adieu ; santé et prospérité à l’auteur de la Henriade, au plus malin et au plus séduisant des beaux esprits qui ont été et qui seront dans le monde. Vale.


Fédéric.

  1. Réponse à la lettre 3867
  2. Dans l’édition des Œuvres posthumes de Frédéric, Berlin, 1788, on lit :
    Mais vous, pour la paix tant enclin,
    Vous qu’on dit avoir l’honneur d’être
    Le vice-chambellan de Louis du moulin.
    Voyez, tome XV, page 242, pourquoi ce dernier nom était donné à Louis XV par Frédéric.
  3. Mme de Pompadour.
  4. Le pape Rezzonico (Clément XIII) avait envoyé une épée bénite et un bonnet doublé d’agnus au maréchal Daun, qui s’était ridiculement prêté à cette facétie digne du xiiie siècle. (K.)
  5. On l’appelait la grande Marie ; voyez tome XV, page 36.
  6. On lit ainsi dans toutes les éditions.
  7. Sans doute le drame de Socrate ; voyez tome V, page 361.
  8. Bref de Sa Sainteté le pape à M. le maréchal Daun.
  9. Village natal de Virgile.