Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3884

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 138-139).

3884. — À M. JEAN SCHOUVALOW,
à pétersbourg.
Au château de Tournay, 10 juillet.

Monsieur, une grande fluxion sur les yeux me prive de l’honneur de vous écrire de ma main, et du plaisir de continuer, aussi rapidement que je le voudrais, l’Histoire de Piérre le Grand. Je l’ai poussée jusqu’à la bataille de Pultava. Le journal que Votre Excellence a eu la bonté de m’envoyer me sert à constater les dates, et à rapporter les événements avec exactitude.

J’espère toujours, monsieur, que, non-seulement vous aurez la bonté de me faire parvenir la suite de ce journal, mais que je recevrai de vous des lumières sur tout ce qui peut rendre ces événements plus intéressants pour le public, et plus glorieux pour le monarque.

Je vois bien, dans les mémoires qu’on m’a confiés, quel jour on a pris une ville ; je vois le nombre des morts, des prisonniers, dans une bataille ; mais je ne vois rien qui caractérise Pierre le Grand, Le lecteur désirera sans doute de savoir comment il traita les principaux officiers suédois prisonniers, après la bataille de Pultava ; comment la plupart des capitaines et des soldats furent transportés en Sibérie : comment ils y vécurent ; avec quelle générosité l’empereur renvoya le prince de Wurtemberg ; pourquoi le comte Piper fut détenu dans une prison rigoureuse ; comment on traita les généraux Renschild[1] et Lewenhaupt, et les autres ; quel fut réellement l’appareil du triomphe à Moscou. Un billet de lui, une réponse, un mot, deviennent, dans de telles circonstances, des choses importantes pour la postérité ; ses négociations, surtout, doivent être un des plus grands objets de son histoire.

Mais, monsieur, tous les princes ont négocié, tous ont assiégé des villes et donné des batailles, nul autre que Pierre le Grand n’a été le réformateur des mœurs, le créateur des arts, de la marine et du commerce. C’est par là surtout que la postérité l’envisagera avec admiration. Elle voudra être instruite en détail de tout ce qu’il a créé ; elle demandera compte du moindre chemin public, des canaux pour la jonction des rivières, des règlements de police et de commerce, de la réforme mise dans le clergé ; en un mot, de tous les objets sur lesquels il a étendu ses soins.

Il est même nécessaire que toutes ses grandes entreprises, depuis la Finlande jusqu’au fond de la Sibérie, soient présentées au public dans un jour si lumineux, et d’une manière si imposante, que les lecteurs ne puissent pas regretter ces anecdotes désagréables dont tant de livres sont remplis, et que la gloire du héros empêche de s’informer des faiblesses de l’homme.

J’ignore, monsieur, si c’est votre intention que l’Histoire de Pierre le Grand soit suivie d’un chapitre dans lequel je ferai voir, en raccourci, comment on a suivi en tout les vues de ce législateur ; avec quelle splendeur on a achevé ce qu’il avait commencé, et tout ce que votre nation a fait de grand, jusqu’au temps heureux de l’impératrice régnante. Je fais mille vœux pour la durée et le bonheur de son empire ; j’en fais d’aussi ardents pour votre personne. Le protecteur des arts doit m’être bien cher ; l’ouvrage dont vous m’avez chargé m’inspire de la reconnaissance ; toutes vos bontés me sont précieuses,

  1. Ou Rehnsköld.