Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3886

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 140-141).

3886. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Döringsvorwerk, 18 juillet.

Vous êtes, en vérité, une singulière créature ; quand il me prend envie de vous gronder, vous me dites deux mots, et le reproche expire au bout de ma plume.


Avec l’heureux talent de plaire.
Tant d’art, de grâces, et d’esprit,
Lorsque sa malice m’aigrit,
Je pardonne tout à Voltaire,
Et sens que de mon cœur contrit
Il a désarmé la colère.


Voilà comme vous me traitez ! Pour votre nièce, qu’elle me brûle[1] ou me rôtisse, cela m’est assez indifférent. Ne pensez pas non plus que je sois aussi sensible que vous l’imaginez à ce que vos évêques en ic ou en ac[2] disent de moi. J’ai le sort de tous les acteurs qui jouent en public ; ils sont favorisés des uns et vilipendés des autres. Il faut se préparer à des satires, à des calomnies, et à une multitude de mensonges qu’on débite sur notre compte ; mais cela ne trouble en rien ma tranquillité. Je vais mon chemin ; je ne fais rien contre la voix intérieure de ma conscience, et je me soucie très-peu de quelle façon mes actions se peignent dans la cervelle d’êtres quelquefois très-peu pensants, à deux pieds, sans plumes.

Puisque vous êtes si bon Prussien (ce dont je me félicite), je crois devoir vous faire part de ce qui se passe ici.

L’homme[3] à toque et à épée papales est placé sur les confins de la Saxe et de la Bohème. Je me suis mis vis-à-vis de lui dans une position avantageuse en tout sens. Nous en sommes à présent à ces coups d’échecs qui préparent la partie. Vous qui jouez si bien ce jeu, vous savez que tout dépend de la manière dont on a entablé. Je ne saurais vous dire à quoi ceci mènera. Les Russes sont pendus au croc. Dohna n’a pas dit sta, sol, comme Josué[4], de défunte mémoire, mais sta ursus ; et l’ours s’est arrêté.

En voilà assez pour votre cours militaire ; j’en viens à la fin de votre lettre.

Je sais bien que je vous ai idolâtré, tant que je ne vous ai cru ni tracassier ni méchant ; mais vous m’avez joué des tours de tant d’espèces… N’en parlons plus ; je vous ai tout pardonné d’un cœur chrétien. Après tout, vous m’avez fait plus de plaisir que de mal. Je m’amuse davantage avec vos ouvrages que je ne me ressens de vos égratignures. Si vous n’aviez point de défauts, vous rabaisseriez trop l’espèce humaine, et l’univers aurait raison d’être jaloux et envieux de vos avantages.

À présent on dit : « Voltaire est le plus beau génie de tous les siècles ; mais du moins je suis plus doux, plus tranquille, plus sociable que lui. » Et cela console le vulgaire de votre élévation.

Au moins, je vous parle comme ferait votre confesseur[5]. Ne vous en fâchez pas, et tâchez d’ajouter à tous vos avantages les nuances de perfection que je souhaite de tout mon cœur pouvoir admirer en vous.

On dit que vous mettez Socrate[6] en tragédie ; j’ai de la peine à le croire. Comment faire entrer des femmes dans la pièce ? L’amour n’y peut être qu’un froid épisode ; le sujet ne peut fournir qu’un bel acte cinquième ; le Phédon de Platon, une belle scène ; et voilà tout.

Je suis revenu de certains préjugés, et je vous avoue que je ne trouve pas du tout l’amour déplacé dans la tragédie, comme dans le Duc de Foix, dans Zaïre, dans Alzire ; et, quoi qu’on en dise, je ne lis jamais Bérénice sans répandre des larmes. Dites que je pleure mal à propos ; pensez-en ce que vous voudrez ; mais on ne me persuadera jamais qu’une pièce qui me remue et qui me touche soit mauvaise.

Voici une multitude d’affaires qui me surviennent. Vivez en paix, et, si vous n’avez d’autre inquiétude que celle de mon ressentiment, vous pouvez avoir l’esprit en repos sur cet article. Vale.


Fédéric.
  1. Voyez ci-dessus, la lettre 3851.
  2. Caveyrac ; voyez la lettre 3808.
  3. Daun ; voyez page 136.
  4. Josué, x, 12 et 13.
  5. La même franchise se trouve dans la lettre de Voltaire à Frédéric, du 21 avril 1760.
  6. Voyez tome V, page 301.