Correspondance de Voltaire/1759/Lettre 3988

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Correspondance de Voltaire/1759
Correspondance : année 1759GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 244-245).

3988. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 30 novembre.

Mon adorable ange, je vois bien, par votre lettre, que M.  le duc de Choiseul est encore plus estimable que je ne le croyais ; je vois sa franchise noble et digne d’un meilleur temps, et surtout je vois que son cœur est digne de vous aimer. Il vous a mis au fait de tout ; il ne peut assurément mieux placer sa confiance. Je lui envoie aujourd’hui un gros paquet de Luc ; peut-être, avec le temps, on tirera quelque avantage des lettres que je fais passer. Je ne suis point jaloux du roi[1] d’Espagne, s’il fait la paix ; moi, Jodelet, je ne vais point sur les brisées de Sa Majesté catholique.

Sérieusement, mon cher ange, je n’ai eu aucune envie de me faire de fête ; j’ai seulement rêvé que, pouvant aller souvent chez l’électeur palatin, qui daigne m’aimer un peu, et chez Mme  la duchesse de Gotha, et même à Londres, où l’on m’a invité vingt fois, je pourrais, dans l’occasion, faire passer au ministre un compte fidèle de ce que j’aurais vu et entendu. Je me flatte que M.  le duc de Choiseul ne me prend pas pour un alticinctus[2] qui cherche pratique. Je suis frappé de nos malheurs ; et, s’il s’agissait de m’arracher à ma charmante retraite pour aller ramasser quelque caillou qui pût servir parmi les fondements qu’on cherche pour établir l’édifice de la paix, j’aurais été chercher ce caillou dans l’Elbe ou dans la Tamise ; mais. Dieu merci, je serai inutile, et je ne quitterai probablement pas mes étables, ma bergerie, et mon cabinet.

Permettez-moi de laisser dormir mes Chevaliers jusqu’en janvier. Pour les oublier mieux, je me mets au second volume de Pierre le Grand. Le Pruth, Catherine orpheline gouvernant un empire, un fils condamné par son père, et par quatre-vingts juges dont la moitié ne savait pas signer son nom, sera une diversion qui vaudra les neuf années[3] d’Horace. On dit qu’une nouvelle scène de finances va égayer la nation. On ne fera point la guerre l’hiver, on courra aux spectacles, et la Chevalerie pourra vous amuser ce carême.

Je pense que c’était à l’abbé du Resnel à gouverner nos finances plutôt qu’à Silhouette : car celui-ci n’a traduit Pope et le Tout est bien qu’en prose, et l’abbé l’a traduit en vers[4] ; mais j’aimerais encore mieux Martin le manichéen.

De grâce, mon respectable ami, dites-moi si les effets publics reprennent un peu de faveur. J’ai quatre-vingts personnes à nourrir.

Est-il vrai que M.  d’Armentières[5] a été battu ? Est-il vrai que les fottes se battent ? Je croyais que la flotte de M.  le maréchal de Conflans[6] allait à la Jamaïque. J’ai peur que tout n’aille au diable, sur mer et sur terre. La paix, la paix, mon divin ange !

  1. Charles III.
  2. Mot employé par Phèdre, liv. II, fab, v, v. 11.
  3. Voyez plus haut la lettre 3986, page 241.
  4. Dans sa lettre à Thibouville, du 20 février 1769, Voltaire dit avoir fait la moitié des vers de l’abbé.
  5. Louis de Conflans, marquis d’Armentières, né en 1711 ; lieutenant général en 1746, maréchal de France le 2 janvier 1758. Il était parent du maréchal de Conflans.
  6. Hubert de Conflans, né en 1690 ; créé maréchal de France le 15 mars 1758. Il venait d’être battu sur mer (20 novembre) par l’amiral anglais Hawcke.