Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4060

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 318-319).

4060. — À MADAME D’ÉPINAI.
Ier mars.

Ma respectable philosophe, et, qui pis est, très-aimable, il fait un de ces vents du nord qui me tuent, et que vous bravez. Je suis dans mon lit, et de là je dicte les hommages que je vous rends. L’affaire de mon avanie, et des commis de Saconex, n’est point du tout terminée. Cette précieuse liberté pour qui j’ai tout fait, pour qui j’ai tout quitté, m’est ravie, ou du moins disputée. J’écris à M. de Chalut de Vérin une prodigieuse lettre[1] : vous devez avoir du crédit dans le corps des Soixante. Qui peut vous connaître et ne pas se rendre à vos volontés ! Voyez si vous pouvez faire donner quelques petits coups d’aiguillon à la bienveillance que M. de Chalut me témoigne. C’est à vous, madame, que je veux devoir mon repos ; il serait bien dur d’être exposé au vent du nord, et de n’être pas libre. Vous sentez bien qu’on fait peu de petits chapitres lorsqu’on a la guerre avec des commis ; on ne peut pas chanter quand on vous serre la gorge. Si vous daigniez faire encore un voyage dans ce pays-ci, on vous donnerait un chapitre par semaine.

Je sais bien que Fréron est un lâche scélérat, mais je ne savais pas qu’il eût porté l’infamie jusqu’à se rendre délateur contre les éditeurs de l’Encyclopédie. J’ignore quel est son associé Pat[2], dont vous me faites l’honneur de me parler : ces deux messieurs sont apparemment les parents de Cartouche et de Mandrin ; mais Mandrin et Cartouche valaient mieux qu’eux : ils avaient au moins du courage.

Il y a grande apparence, madame, que nous ferons une campagne sur terre, attendu qu’il nous est impossible de fourrer notre nez sur mer. Mais avec quoi ferons-nous cette campagne, si le parlement ne veut pas que le roi ait de quoi se défendre ? Il paraît aussi déterminé contre la douceur du style de M. Bertin que contre la dureté de la prose de M. Silhouette. Nous nous occupons plus de ces objets sur la frontière qu’on ne fait à Paris, parce que nous voyons le danger de plus près. La perte de nos flottes, de nos armées, de nos finances, n’empêche pas vos chers compatriotes de faire bonne chère sur des cul noirs, d’appeler M. Bertin le médecin malgré lui, et de courir siffler les pièces nouvelles.

Je me flatte au moins que le Spartacus de M. Saurin n’aura pas été sifflé : c’est un homme de beaucoup d’esprit, et, de plus, philosophe ; c’est dommage qu’il n’ait pas travaillé à l’Encyclopédie.

Est-il vrai, ma belle philosophe, qu’il faut vous donner rendez-vous à Feuillassé ? Ce serait de votre part un bel exemple. Si vous êtes capable d’une si bonne action, je ne serai plus malade ; je braverai la bise comme vous. Toutes les Délices sont à vos pieds.

  1. Cette lettre, écrite à Chalut, l’un des soixante fermiers généraux, n’a pas été retrouvée. (Cl.)
  2. Pierre Patte, architecte, né le 3 janvier 1723, mort le 19 août 1814, éditeur des Mémoires de Charles Perrault, 1759, in-12.