Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4194

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 469-470).

4194. — À M. THIERIOT.
18 juillet.

Notre cher correspondant, notre ancien ami, est prié de vouloir bien faire parvenir au sieur Corbi[1] la lettre ci-jointe de Gabriel Cramer. Il paraît qu’il est de l’avantage des Cramer et des Corbi de s’entendre, et de faire conjointement une belle édition qui leur sera utile, au lieu d’en faire deux, et de s’exposer à en être pour leurs frais.

Si j’avais le noble orgueil de M. Lefranc de Pompignan, mon amour-propre trouverait son compte à voir deux libraires disputer à qui fera la plus belle édition de mes sottises en vers et en prose ; mais je ne veux pas hasarder de leur faire tort pour jouir du vain plaisir de me voir orné de vignettes et de culs[2]-de-lampe, avec une grande marge.

Je crois que vous pouvez, mon cher ami, concilier Cramer et CGorbi ; il est bon de mettre la paix entre les libraires, puisqu’on ne peut la mettre entre les auteurs.

Il ne vient de Paris que des bêtises. Lefranc de Pompignan et Fréron se sont imaginé que je suis l’auteur des Si et des Pourquoi ; et vous savez qu’ils se trompent[3]. On s’imagine encore que l’auteur de la Henriade ne peut pas revenir voir Henri IV sur le Pont-Neuf, et rien n’est plus faux ; mais il préfère ses terres au Pont-Neuf, et à tous les ouvrages du Pont-Neuf, dont Paris est inondé.

Ayez la charité de dire à Protagoras[4] ce qui suit :

Protagoras fait ou laisse imprimer dans le Journal encyclopédique des fragments de l’Épitre[5] du roi de Prusse à Protagoras ; et il dit, dans sa lettre aux auteurs du Journal, qu’il n’a jamais donné de copie de cette épître du Salomon du Nord. Cependant Protagoras avait envoyé copie des vers du Salomon du Nord à Hippophile-Boargelat[6], à Lyon. Il est très-bon que les vers du Salomon du Nord soient connus, et qu’on voie combien un roi éclairé protège les sciences, quand maître Joly de Fleury les persécute avec autant de fureur que de mauvaise foi. Le roi de Prusse, qui m’a envoyé cette épître, ne manquera pas de croire que c’est moi qui l’ai fait courir dans le monde. Je ne l’ai pourtant lue à personne ; je ne vous en ai pas même envoyé un seul vers, à vous le grand confident ; je suis innocent, mais je veux bien me faire anathème pour Protagoras, pourvu que la bonne cause y gagne.

Je souhaite que Jean-Jacques Rousseau obtienne de Mme de Luxembourg[7] la grâce de l’abbé Morellet ; mais on est persuadé que l’envoi[8] de cette malheureuse Vision a avancé les jours de Mme la princesse de Robecq, en lui apprenant son danger, que ses amis lui cachaient. Cette cruelle affaire est venue après celle de Marmontel[9]. On veut bien que nous autres barbouilleurs de papier nous nous donnions mutuellement cent ridicules, parce que c’est l’état du métier ; mais on ne veut pas que nous mêlions dans nos caquets les dames et les seigneurs de la cour, qui n’y ont que faire. La cour ne se soucie pas plus de Fréron et de Palissot que des chiens qui aboient dans la rue, ou de nous qui aboyons avec ces chiens. Tout cela est parfaitement égal aux yeux du roi, qui est, je crois, beaucoup plus occupé de ces chiens d’Anglais, qui nous désolent, que des écrivains en prose et en vers de son royaume. Je voudrais que nous eussions cent vaisseaux de ligne, dussions-nous nous passer des Fréron et des Pompignan.

Vous vouliez la réponse à Charles Palissot, la voici[10]. Vous la montrerez sans doute à Protagoras, qui en sera édifié ; il verra que je me fais tout à tous, pour le bien commun.

J’avoue qu’on ne peut attaquer l’infâme tous les huit jours par des écrits raisonnés ; mais on peut aller per domos semer le bon grain.

Je suis encore tout stupéfait qu’on puisse m’attribuer les Quand, les Vadé, les Alethof, etc. Quelle apparence, je vous prie, qu’au milieu des Alpes, quand on fait ses moissons, on aille songer à ces misères ?

Intérim, ride, vale, et quondam veni.

  1. Voyez tome XXXVIII, page 381.
  2. Voyez le Dictionnaire philosophique au mot Cul.
  3. Les Si et les Pourquoi sont de Morellet.
  4. D’Alembert.
  5. Le cahier du Journal encyclopédique du 15 avril 1760 contient en effet des fragments de cette épître, dont nous avons donné le titre dans une note de la lettre 4112.
  6. Claude Bourgelat, avec lequel Voltaire fut en correspondance, était connu par ses Éléments d’Hippiatrique, publiés à Lyon, sa ville natale. (Cl.)
  7. Madeleine-Angélique de Neuville-Villeroi, d’abord mariée au duc de Boufflers, et ensuite au duc de Luxembourg. Voltaire lui avait adressé, vers 1745, un madrigal qui commence par ce vers :

    Votre patronne en son temps savait plaire


    Elle est morte en 1787.
  8. Voyez une note de la lettre 4186.
  9. La parodie de la grande scène de Cinna.
  10. Lettre 4184.