Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4112

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 374-377).

4112. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
Camp de Porcelaine, à Meissen, 1er mai 1760.

      De l’art de César et du vôtre
J’étais trop amoureux dans ma jeune saison ;
Mais je vois, au flambeau qu’allume ma raison.
Que j’ai mal réussi dans l’un comme dans l’autre.
Depuis ce vrai héros, qui force à l’admirer,
Parmi ceux que l’histoire eut soin de consacrer,
Il n’en est presque aucun, exceptez-en Turenne,
      Condé, Gustave-Adolphe, Eugène,
      Que l’on ose lui comparer.
      Sur le Parnasse, après Virgile,
      Je vois passer dix-sept cents ans
      Où le génie humain stérile
S’efforce vainement d’atteindre à ses talents.
      Et si le Tasse a su nous plaire
      Par certains détails de ses chants,
      Sa fable mal ourdie altère
      La beauté de ses traits brillants.
Le seul fils d’Apollon, le seul digne adversaire
Qu’au cygne de Mantoue on ait droit d’opposer.
      Vous l’avez deviné, je me le persuade :
      C’est l’auteur que la Henriade
      Mérita d’immortaliser.
Pour moi, je me renferme en mes justes limites ;
Et loin de me flatter d’atteindre en mon chemin
Les talents du poëte et du héros romain.
      Je borne mes faibles mérites
Au devoir d’être juste, au plaisir d’être humain.

Vous me demandez des vers ; c’est comme si l’Océan demandait de l’eau à un ruisseau. Voici donc une ode aux Germains ; une épître à d’Alembert ; une autre épître sur le commencement de cette campagne, et un conte[2]. Tout cela a été bon pour m’amuser ; mais, je ne cesse de le répéter, cela n’est bon que pour cela. Il faut faire des vers comme vous, Racine, ou Boileau, pour qu’ils aillent à la postérité ; et ce qui n’est pas digne d’elle ne doit point être public.

Vous badinez au sujet de la paix ; s’il s’agit de badiner, vous saurez que, depuis que j’ai lu l’Arioste, j’ai pris monseigneur de Mayence en aversion ; et, depuis l’aventure de Lisbonne[3], l’Église ne saurait trop payer les horreurs qu’elle protége, ni le scandale qu’elle donne. Quoi que pense M. de Choiseul, il faudra pourtant qu’avec le temps il prête l’oreille, et très-fort même, à ce que j’ai imaginé. Je ne m’explique pas, mais on verra en moins de deux mois… toute la scène se changer en Europe ; et vous-même vous conviendrez que je n’étais pas au bout de mes ressources, et que j’ai eu raison de refuser à votre duc mon parc de Clèves.

Or sus, monsieur le comte de Tournay, vous savez que dans le paradis les premiers sujets de nos premiers pères furent des bêtes[4] ; vous connaissez l’attachement que tant de personnes ont pour les animaux, chiens[5], singes, chats, ou perroquets ; et j’espère que vous conviendrez encore que si toutes les sacrées et clémentes majestés qui gouvernent devaient renoncer au nombre de leurs très-humbles sujets qui n’ont pas le sens commun, leur cour s’éclaircirait la première, et leurs esclaves disparaîtraient. À quoi les réduiriez-vous ? avec quoi feraient-ils la guerre ? qui cultiverait les champs ? qui travaillerait, etc., etc. ? Le paradis d’Éden n’est donc, selon moi, qu’une allégorie qui ne signifie autre chose que, pour deux hommes d’esprit dans une société, il s’en trouve mille que frère Lourdis[6] a fabriqués.

Pour votre duc, monsieur le comte, vous le louez mal, à mon sens, en m’assurant qu’il fait des vers[7] comme moi. Je ne suis pas assez dépourvu de goût pour ne pas sentir que les miens ne valent pas grand’chose. Vous le loueriez mieux si vous pouviez me persuader (ce qui est difficile) que ledit duc ne soit endiablé des Autrichiens ; et je soutiens, en outre, que ni Socrate ni le juste Aristide n’auraient jamais consenti qu’on démembrât le moins du monde la république grecque ; en quoi j’imite leur façon de penser.

C’est à présent que je dois déployer toutes les voiles de la politique et de l’art militaire. Ces filous, qui me font la guerre, m’ont donné des exemples que j’imiterai au pied de la lettre. Il n’y aura point de congrès à Bréda, et je ne poserai les armes qu’après avoir fait encore trois campagnes. Ces polissons verront qu’ils ont abusé de mes bonnes dispositions, et nous ne signerons la paix que le roi d’Angleterre à Paris, et moi à Vienne.

Mandez cette nouvelle à votre petit duc, il en pourra faire une gentille épigramme. Et vous, monsieur le comte, vous payerez des vingtièmes jusqu’à extinction de vos finances.

On m’a mis en colère ; j’ai rassemblé toutes mes forces, et tous ces drôles, qui faisaient les impertinents, apprendront à qui ils se sont joués.

Le comte de Saint-Germain[8] est un comte pour rire. Pour votre duc, il ne sera pas longtemps ministre ; songez qu’il a duré deux printemps. Cela est exorbitant en France, et presque sans exemple. Sous ce règne-ci les ministres n’ont pas poussé des racines dans leurs places.

Je vous ai envoyé mon Charles XII ; je n’en ai fait tirer que douze exemplaires, que j’ai donnés à mes amis. Il ne m’en est resté aucun. C’est encore de ce genre d’ouvrages qui sont bons dans de petites sociétés, mais qui ne sont pas faits pour le public. Je suis un dilettante en tout genre ; je puis dire mon sentiment sur les grands maîtres ; je peux vous juger, et avoir mon opinion du mérite de Virgile ; mais je ne suis pas fait pour le dire en public, parce que je n’ai pas atteint à la perfection de l’art. Que je me trompe ou non, ma société indulgente relèvera mes bévues et me pardonnera ; il n’en est pas de même du public ; il faut être plus circonspect en écrivant pour lui que pour ses amis. Mes ouvrages sont comme ces propos de table où l’on pense tout haut, où l’on parle sans se gêner, et où l’on ne se formalise point d’être contredit.

Lorsque j’ai quelques moments de reste, la démangeaison d’écrire me prend ; je ne me refuse pas ce léger plaisir : cela m’amuse, me dissipe, et me rend ensuite plus disposé au travail dont je suis chargé.

Pour vous parler à présent raison, vous devez croire que je n’étais point aussi pressé de la paix qu’on se l’est imaginé en France, et qu’on ne devait point me parler d’un ton d’arbitre. On s’en mordra les doigts à coup sûr ; et pour moi, ou, pour mieux dire, pour les intérêts de l’État que je gouverne, il n’y perdra rien.

Adieu ; vivez en paix ; que mes vers vous causent un profond sommeil, et vous donnent des rêves agréables. Si au moins vous vouliez m’en marquer les fautes grossières, encore serait-ce quelque chose. Les corrections ne me coûtent rien à présent.

Je vous recommande, monsieur le comte, à la protection de la très-sainte immaculée Vierge, et à celle de monsieur son fils le pendu.


Fédéric.

N. B. Tous ceux qui étudient le protocole du cérémonial pourront prendre copie de la fin de cette lettre, et en augmenter le style de la chancellerie par ce tour nouveau. Si vous voulez le communiquer au saint-père, peut-être lui ferez-vous plaisir, et la chancellerie des brefs pourra s’en servir.

  1. Réponse à la lettre 4094.
  2. Ode aux Germains, pour les rappeler au patriotisme ; Épître à d’Alembert sur ce qu’on avait défendu l’Encyclopédie et brûlé ses ouvrages en France ; Épître sur le printemps ; Amours d’une Hollandaise et d’un Suisse, par correspondance, conte. Ces quatre pièces font partie des Œuvres posthumes de Frédéric II.
  3. Du 3 septembre 1758 ; voyez tome XV, page 396.
  4. Allusion aux peuples de Clèves et de Westphalie.
  5. Frédéric, comme Henri III et Crébillon, aimait beaucoup les chiens.
  6. La Pucelle, ch. XXI.
  7. Le duc de Choiseul (voyez lettre 4151) s’était dit l’auteur de l’ode qu’il avait fait composer par Palissot.
  8. C’était un aventurier qui se donnait pour immortel ; il avait assisté Jésus-Christ au Calvaire, et s’était trouvé au concile de Trente ; il vivait moitié aux dépens des dupes qui le croyaient un adepte, moitié aux dépens des ministres qui l’employaient comme espion. (K.) — Il est mort dans l’obscurité, à Schleswig, en 1784.