Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4212

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 491-492).
4212. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
3 août[1].

Mon archange, que votre volonté soit faite sur le théâtre comme ailleurs ! Je vois que votre règne est advenu, et que les méchants ont été confondus ;


Et, pour vous souhaiter tous les plaisirs ensemble,
Soit à jamais hué quiconque leur ressemble[2] !


Si j’avais pu prévoir ce petit succès ; si, en barbouillant l’Écossaise en moins de huit jours, j’avais imaginé qu’on dût me l’attribuer, et qu’elle pût être jouée, je l’aurais travaillée avec plus de soin, et j’aurais mieux cousu le cher Fréron à l’intrigue. Enfin je prends le succès en patience. J’oserais seulement désirer que Mme Alton parût à la fin du premier acte ; on s’y attendait. Je vous supplie de lui faire rendre son droit.

Mme Scaliger va-t-elle au spectacle ? A-t-elle vu la pièce de M. Hume ?

N’avez-vous pas grondé M. le duc de Choiseul de ce que la Chevalerie[3] traîne dans les rues, et de ce que l’abbé Mords-les est encore sédentaire[4] !

Il ne me paraît pas douteux à présent qu’il ne faille donner à Tancrède le pas sur Médime. Ou m’écrit que plusieurs fureteurs en ont des copies dans Paris ; les commis des affaires étrangères, n’ayant rien à faire, l’auront copiée. Il faut, je crois, se presser. Je ne crois pas qu’il y ait un libraire au monde capable de donner sept louis à un inconnu ; en tout cas, si Prault trouve grâce devant vos yeux, qu’il imprime Tancrède après qu’il aura été applaudi ou sifflé. Vous êtes le maître de Tancrède et de moi, comme de raison.

J’ignore encore, en vous faisant ces lignes, si j’aurai le temps de vous envoyer par ce courrier les additions, retranchements, corrections, que j’ai faits à la Chevalerie ; si ce n’est pas pour cette poste, ce sera pour la prochaine.

Savez-vous bien à quoi je m’occupe à présent ? à bâtir une église à Ferney ; je la dédierai aux anges. Envoyez-moi votre portrait ou celui de Mme Scaliger, je les mettrai sur mon maître-autel. Je veux qu’on sache que je bâtis une église, je veux que mons de Limoges[5] le dise dans son discours à l’Académie, je veux qu’il me rende la justice que Lefranc de Pompignan m’a refusée. J’avoue que je ressemble fort aux dévots, qui font de bonnes œuvres et qui conservent leurs infâmes passions.

Il entre un peu de haine contre Luc dans ma politique. Je vous avoue que, dans le fond du cœur, je pourrais bien penser comme vous ; et, entre nous, il n’y a jamais eu rien de si ridicule que l’entreprise de notre guerre, si ce n’est la manière dont nous l’avons faite sur la terre et sur l’onde[6]. Mais il faut partir d’où l’on est, et être le très-humble et très-obéissant serviteur des événements. Il arrive toujours quelque chose à quoi on ne s’attend point, et qui décide de la conduite des hommes. Il faudrait être bien hardi à présent pour avoir un système. Je me crois aujourd’hui le meilleur politique que vous ayez en France, car j’ai su me rendre très-heureux et me moquer de tout. Il n’y a pas jusqu’au parlement de Dijon à qui je n’aie résisté en face ; et je l’ai fait désister de ses prétentions, comme vous verrez par ma réponse ci-jointe à M. de Chauvelin[7]. Mon cher ange, je vous le répète, il ne me manque que de vous embrasser ; mais cela me manque horriblement.

  1. Cette lettre était datée, par erreur, du 10 ; voyez l’un des alinéas du n° 4214.
  2. Parodie des deux derniers vers de l’imprécation de Rodogune.
  3. Tancrède, dont le duc avait laissé prendre copie.
  4. Morellet était sorti de la Bastille le 30 juillet à midi.
  5. Cœtlosquet.
  6. Hémistiche de Cinna, acte II, scène i.
  7. L’intendant des finances ; la lettre dont il s’agit ici nous est inconnue. (Cl.)