Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4215

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 494-495).
4215. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
6 août.

Si la guerre contre les Anglais nous désespère, madame, celle des rats et des grenouilles est fort amusante. J’aime à voir les impertinents bernés et les méchants confondus. Il est assez plaisant d’envoyer, du pied des Alpes à Paris, des fusées volantes qui crèvent sur la tête des sots. Il est vrai qu’on n’a pas visé précisément aux plus absurdes et aux plus révoltants ; mais patience, chacun aura son tour, et il se trouvera quelque bonne me qui vengera l’univers, et le président Lefranc de Pompignan, et Fréron.

On ne parle que de remontrances ; je vous avoue que je ne les aime pas dans ce temps-ci, et que je trouve très-impertinent, très-làche, et très-absurde, qu’on veuille empêcher le gouvernement de se défendre contre les Anglais, qui se ruinent à nous assommer. La nation a été souvent plus malheureuse qu’elle ne l’est, mais elle n’a jamais été si plate.

Tâchez, madame, de rire comme moi de tant de pauvretés en tout genre. Il est vrai que, dans l’état où vous êtes, on ne rit guère ; mais vous soutenez cet état, vous y êtes accoutumée, c’est pour vous une espèce nouvelle d’existence ; votre âme peut en être devenue plus recueillie, plus forte, et vos idées plus lumineuses. Vous avez sans doute quelques excellents lecteurs auprès de vous ; c’est une consolation continuelle : vous devez être entourée de ressources.

Nous avons dans Genève, à un demi-quart de lieue de chez moi, une femme[1] de cent deux ans qui a trois enfants sourds et muets. Ils font conversation avec leur mère, du matin au soir, tantôt en remuant les lèvres, tantôt eu remuant les doigts, jouent très-bien tous les jeux, savent toutes les aventures de la ville, et donnent des ridicules à leur prochain aussi bien que les plus grands babillards ; ils entendent tout ce qu’on dit au remuement des lèvres ; en un mot, ils sont fort bonne compagnie.

M. le président Hénault est-il toujours bien sourd ? Du moins il est sourd à mes yeux ; mais je lui pardonne d’oublier tout le monde, puisqu’il est avec M. d’Argenson[2].

À propos, madame, digérez-vous ? Je me suis aperçu, après bien des réflexions sur le meilleur des mondes possibles, et sur le petit nombre des élus, qu’on n’est véritablement malheureux que quand on ne digère point. Si vous digérez, vous êtes sauvée dans ce monde ; vous vivrez longtemps et doucement, pourvu surtout que les boulets de canon du prince Ferdinand et des flottes anglaises n’emportent pas le poignet de votre payeur des rentes.

Je n’ai nul rogaton à vous envoyer, et je n’ai plus d’ailleurs d’adresses contre-signantes, tant on se plaît à réformer les abus ! Je suis, de plus, occupé du czar Pierre, matelot, charpentier, législateur, surnommé le Grand. Ayant renoncé à Paris, je me suis enfui aux frontières de la Chine ; mon esprit a plus voyagé que le corps de La Condamine. On dit que ce sourdaud veut être de l’Académie française ; c’est apparemment pour ne pas nous entendre.

Heureux ceux qui vous entendent, madame ! Je sens vivement la perte de ce bonheur ; je vous aime, malgré votre goût pour les feuilles de Fréron. On dit que l’Écossaise, en automne, amène la chute des feuilles.

Mille tendres et sincères respects.

  1. Sans doute Mme Lullin, à qui Voltaire avait adressé, en 1759, le quatrain commençant ainsi :

    Nos grands-pères vous virent belle ;


    voyez tome X.
  2. Le comte d’Argenson, toujours exilé à sa terre des Ormes.