Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4270

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Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 550-552).

4270. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, mardi 23 septembre, à 9 heures du soir.

En arrivant aux Délices, après avoir répété Tancrède sur notre théâtre de Polichinelle, dans le petit castel de Tournay, ô mes anges ! ô madame Scaliger ! je reçois votre paquet. Est-il bien vrai ? est-il possible ? quoi ! vous avez pris cette peine ? vous avez eu cet excès de bonté, de patience ? vous m’avez secouru dans le danger ? Mon cher ange, je savais bien que vous étiez un grand général ; mais Mme  d’Argental, Mme  d’Argental est le premier officier de l’état-major. Je ne peux entrer ce soir dans aucun détail. La poste part demain matin, et nous jouons demain Tancrède. Tout ce que je peux vous dire, c’est que l’impatient Prault me mande qu’il va imprimer la pièce ; et moi, je lui demande qu’il s’en garde bien, qu’il ne fasse rien sans vos ordres ; il me couperait la gorge, et à lui la bourse. Mes divins anges, il me faut laisser reprendre mes sens. Je jette les yeux sur la pièce, sur le beau factum de Mme  Scaliger ; il faudrait répondre un volume, et je n’ai pas un instant.

Tout ce que je vois en gros, c’est un étranglement horrible. Je cherche en vain, à la fin du troisième acte, un morceau qui nous enlève ici, quand Mme  Denis le prononce.


argire.

· · · · · · · · · · comment dois-je te regarder ?
Avec quels yeux, hélas !

aménaide.

Avec les yeux d’un père.
....................
Rien n’est changé, je suis encor sous le couteau, etc.

(Acte III, scène vii.)

Cela nous fait verser des larmes ; et ce morceau tronqué n’est plus qu’un propos interrompu, sans chaleur et sans intérêt. On m’écrit que Brizard est un cheval de carrosse ; je ne suis qu’un fiacre, mais je fais pleurer.

Le second acte, sans quelques vers prononcés par Aménaïde après sa scène avec Orbassan, est assurément intolérable ; et il n’y a jamais eu de sortie plus ridicule : cela seul serait capable de faire tomber la pièce la plus intéressante. Le monologue de Mme  Denis attendrit tout le monde, parce que Mme  Denis a la voix tendre, qu’il ne s’agit pas là de position de théâtre, de gestes, et de tout ce jeu muet qu’on a substitué à la belle déclamation. Enfin, que voulez-vous, mes chers anges ! on n’a pu me donner le temps de mettre la dernière main à l’ouvrage ; c’est la faute de ceux qui l’ont répandu dans Paris. Mes divins anges ont raccommodé cette faute beaucoup mieux que notre ministère n’a pu réparer nos malheurs. Vous avez sauvé cinquante défauts ; que ne vous dois-je point ! Ah ! c’était à vous qu’il fallait dédier la pièce !

Dites-moi, je vous en prie, de qui j’ai reçu une lettre cachetée avec un lion qui tient un serpent dans une patte, écriture assez belle, parlant comme si c’était d’après vous, prenant intérêt à la chose : comme personne ne signe, il faut que je devine souvent. Mais de quoi vous parlé-je là ! Je lis le mémoire de Mme  Scaliger ; il est bien fort de choses, raisonné à merveille, approfondi, et de la critique la plus vraie et la plus fine. Jamais l’amitié n’a eu tant d’esprit. On a seulement été trop alarmé, en quelques endroits, des clameurs de la cabale. Ces clameurs passent, et l’ouvrage reste. Pourquoi Zaïre ne dit-elle pas son secret ? parce que je ne l’ai pas voulu, messieurs ; et on n’en pleure pas moins à Zaïre ; ce sera bien pis à Fanime. Mais il faut finir, et être à vos genoux.

Je viens de lire le premier acte : cela va beaucoup mieux ; mais il faut souper. À demain les affaires.

Cependant je ne suis pas content de ce captif, et j’aimais bien mieux Aldamon. N’importe ; allons souper, vous-dis-je ; il est onze heures, je n’ai pas mangé du jour.
À minuit.

J’ai soupe tout seul ; j’ai un peu rêvé. Voici, mes chers anges, le monologue du second acte pour Mlle  Clairon. Le premier n’était que naturel, mais trop élégiaque. Vous êtes gens de haut goût à Paris. Au nom de la sainte Vierge, faites réciter ce morceau à Clairon ; il favorise tant la déclamation !

Je vous en prie, je vous en conjure.