Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4293

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 15-17).

4293. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
10 octobre.

Si vous n’êtes point un grand enfant[2], madame, vous n’êtes pas non plus une petite vieille. Je suis votre aîné, et je joue la comédie deux fois par semaine ; et le bon de l’affaire c’est que nous jouons des pièces nouvelles de ma façon, que Paris ne verra pas, à moins qu’il ne soit bien sage et bien honnête.

Comme je fais le théâtre, les pièces, et les acteurs, qu’en outre je bâtis une église et un château, et que je gouverne par moi-même tous ces tripots-là ; et que, pour m’achever de peindre, il faut finir l’Histoire de Pierre le Grand, et que j’ai dix ou douze lettres à écrire par jour, tout cela fait que vous devez me pardonner, madame, si je ne vous ennuie pas aussi souvent que je le voudrais.

J’ai pourtant un plaisir extrême à m’entretenir avec vous ; vous savez que j’aime passionnément votre esprit, votre imagination, votre façon de penser. Vous aurez la moitié de Pierre incessamment. Il y a un paquet tout prêt pour vous et pour M.  le président Hénault ; mais on ne sait comment faire pour dépêcher ces paquets par la poste.

Je vous avertis que la Préface vous fera pouffer de rire, et vous serez tout étonnée de voir que la plaisanterie[3] n’est point déplacée.

J’y joins un chant de la Pucelle[4], qui pourra vous faire rire aussi. Je vous promets encore de vous chercher des fariboles philosophiques dans ma bibliothèque ; mais il faut que vous sachiez que je ne suis guère le maître d’entrer dans ma bibliothèque à présent, parce qu’elle est dans l’appartement qu’occupe M.  duc de Villars, avec tout son monde. Il nous a joué, à huis clos, Gengiskan dans l’Orphelin de la Chine ; il vaut mieux que tous vos comédiens de Paris.

Je suis fort aise, madame, qu’on ait imprimé ma lettre[5] au roi de Pologne. Trois ou quatre lettres par an, dans ce goût-là, écrites aux puissances, ou soi-disant telles, ne laisseraient pas de l’aire du bien. Il faut rendre service aux hommes tant qu’on le peut, quoiqu’ils n’en vaillent guère la peine.

Mon petit parti d’ailleurs m’amuse beaucoup. J’avoue que tous mes complices n’ont pas sacrifié aux Grâces ; mais, s’ils étaient tous aimables, ils ne seraient pas si attachés à la bonne cause. Les gens de bonne compagnie ne font point de prosélytes ; ils sont tièdes[6], ils ne songent qu’à plaire ; Dieu leur demandera un jour compte de leurs talents.

Vous avez bien raison, madame, d’aimer l’Histoire[7] de mon ami Hume ; il est, comme vous savez, le cousin de l’auteur de l’Écossaise. Vous voyez comme il rend, dans cette histoire, le fanatisme odieux.

Ne croyez pas que l’Histoire de Pierre le Grand puisse vous amuser autant que celle des Stuarts ; on ne peut guère lire Pierre qu’une carte géographique à la main ; on se trouve d’ailleurs dans un monde inconnu. Une Parisienne ne peut s’intéresser à des combats sur les Palus-Méotides, et se soucie fort peu de savoir des nouvelles de la grande Permie et des Samoyèdes. Ce livre n’est point un amusement, c’est une étude.

M.  le président Hénault ne veut point que je donne Pierre chiquette à chiquette ; je ne le voudrais pas non plus, mais j’y suis forcé. On a un peu de peine avec les Russes, et vous savez que je ne sacrifie la vérité à personne.

Adieu, madame ; si vous aviez des yeux, je vous dirais : Venez philosopher avec nous, parce que vos yeux seraient égayés pendant neuf mois par le plus agréable aspect qui soit sur la terre ; mais ce qui fait le charme de la vie est perdu pour vous, et je vous assure que cela me fait toujours saigner le cœur.

J’ai chez moi un homme d’un mérite rare, homme de grande condition, ancien officier retiré dans ses terres[8] ; il les a quittées pour venir, à cent cinquante lieues de chez lui, philosopher dans une retraite. Je ne l’avais jamais vu, je ne savais pas même qu’il existât ; il a voulu venir, il est venu ; il fait de grands progrès, et il m’enchante. Mais, par malheur, il me vient des intendants[9] : ces gens-là ne sont pas tous philosophes. Mon Dieu ! madame, que je hais ce que vous savez[10] !

Je vais être en relation avec un brame des Indes, par le moyen d’un officier[11] qui va commander sur la côte de Coromandel, et qui m’est venu voir en passant. J’ai déjà grande envie de trouver mon brame plus raisonnable que tous vos butors de la Sorbonne.

Adieu encore une fois, madame ; je vous aime beaucoup plus que vous ne pensez.

  1. Réponse à la lettre de la marquise, du 20 septembre précédent.
  2. Voyez tome XL, pape 532.
  3. Voltaire veut sans doute parler de la plaisanterie sur Francus et le maréchal de Villars, dans la Préface de Pierre le Grand ; voyez tome XVI, page 382.
  4. Voyez la lettre 4290.
  5. Voyez n° 4230.
  6. Voltaire songeait au président Hénault en écrivant ceci.
  7. Celle de la maison de Stuart.
  8. D’Argence de Dirac, dont il est question plus haut.
  9. Joly de Fleury de La valette, intendant de Bourgogne.
  10. L’infâme superstition. (Cl.)
  11. Le chevalier de Maudave.