Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4341

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 68-70).

4341. — À M.  THIERIOT.
19 novembre.

Mon cher et ancien ami, vos dernières lettres sont charmantes ; mais vous ne disiez pas que vous aviez gobelotté au cabaret avec M.  Damilaville ; il me paraît digne de boire et de penser avec vous.

Embrassez pour moi l’abbé Mords-les ; c’est un grand malheur que deux ou trois lignes[1] échappées à sa juste indignation aient arrêté sa plume ; il était en beau train. Je ne connais personne qui soit plus capable de rendre service à la raison.

Quoi ! vous ne saviez pas qu’il y a, dans l’Histoire de l’Académie des sciences, un Mémoire de M.  Le Rond, jeune homme de quatorze ans[2] qui promettait beaucoup ? M.  Le Rond a bien tenu parole ; mais, soit Le Rond, soit d’Alembert, dites-lui bien qu’il est l’espoir de notre petit troupeau et celui dont Israël attend le plus. Il est hardi, mais il n’est point téméraire ; il est né pour faire trembler les hypocrites, sans leur donner prise sur lui. Qu’il marche dans la voie du Seigneur, et qu’il ne craigne rien.

J’attends avec impatience les réflexions de Pantophile-Diderot[3] sur Tancrède. Tout est dans la sphère d’activité de son génie ; il passe des hauteurs de la métaphysique au métier d’un tisserand, et de là il va au théâtre. Quel dommage qu’un génie tel que le sien ait de si sottes entraves, et qu’une troupe de coqs d’Inde soit venue à bout d’enchaîner un aigle !

J’ai l’orgueil d’espérer que ses idées se rencontreront avec les miennes, et que ma pièce est comme il la désire : car elle est fort différente de celle qu’il a plu aux comédiens de charpenter sur le théâtre ; je crois vous l’avoir déjà dit.

Frère Jean des Entommeures Menoux m’épouvanterait à table, mais je ne le crains point ailleurs ; et ni lui ni personne ne m’empêchera de dire la vérité.

Le roi est content de l’Histoire de Pierre le Grand ; Mme  de Pompadour pense de même. M.  le duc de Choiseul, en digne ministre des affaires étrangères, en fait plus de cas que de celle de Charles XII ; c’est là le cas de dire :


Principibus placuisse viris non ultima laus est ;

(Hor., lib. I, ep. XVII, v. 35.)


et j’y ajoute :


Jesuitis placuisse viris non maxima laus est.


Ne manquez pas de m’envoyer presto, presto, le Mémoire raisonné du roi de Portugal[4] contre les révérends pères, et comptez que cela figurera dans la Capilotade.

Voici une petite lettre de change pour un exemplaire de mes sottises ; je vous prie de les envoyer chercher chez Robin-mouton de les faire relier proprement et promptement, et de les donner à Platon-Diderot.

On me mande que la Corneille en question descend de Thomas, et non de Pierre[5] ; en ce cas, elle aurait moins de droits aux empressements du public. J’avais imaginé de la donner pour compagne à Mme Denis, nous aurions joué ensemble le Cid et Cinna, et nous aurions pourvu à son éducation comme à sa subsistance. Mandez-moi ce que vous aurez appris d’elle, et je verrai, comme je l’ai mandé[6] à M.  Le Brun, ce qu’un pauvre soldat peut faire pour la fille de son général.

Portez-vous bien, mon cher ami ; j’entre dans ma soixante et septième année, et j’ai encore assez de feu dans les intervalles de mes souffrances, que je supporte assez gaiement.

Vivons et philosophons. Je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Voyez tome XL. page 412.
  2. Dans l’Histoire de l’Académie des sciences, in-4o, volume imprimé en 1741, page 30, un court article fait mention de M. Le Rond d’Alembert, comme ayant donné, en 1739, à l’Académie, un Mémoire relatif au calcul intégral ; mais en 1739 d’Alembert avait accompli sa vingt et unième année. Au reste l’article se termine ainsi : « On a trouvé dans M.  d’Alembert beaucoup de capacité et d’exactitude. » (Cl.)
  3. Voyez ci-après la lettre de Diderot, du 28 novembre, n° 4351.
  4. Manifeste du roi de Portugal, contenant les erreurs impies et séditieuses que les religieux de la compagnie de Jésus ont enseignées aux criminels qui ont été punis, et qu’ils se sont efforcés de répandre parmi les peuples de ce royaume ; Lisbonne (1759), in-12 de 81 pages. La traduction française est avant le texte portugais.
  5. Ce n’était ni de l’un ni de l’autre ; voyez la note sur la lettre 4320.
  6. Lettre 4324.