Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4380

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Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 104-105).

4380. — À M. DES HAUTERAIES[1],
à paris.
21 décembre.

Monsieur, j’avais déjà lu vos Doutes ; ils m’avaient paru des convictions. Je suis bien flatté de les tenir de la main de l’auteur même. Les langues que vous possédez et que vous enseignez sont nécessaires pour connaître l’antiquité ; et cette connaissance de l’antiquité nous montre combien on nous a trompés en tout.

C’est l’empereur Kang-hi, autant qu’il m’en souvient, qui montra à frère Parennin, jésuite de mérite et mandarin, un vieux livre de géométrie dans lequel il est dit que la proposition du carré de l’hypothénuse était connue du temps des premiers rois. Les Indiens revendiquent cette démonstration. Ce petit procès littéraire au bout du monde dure depuis quatre ou cinq mille ans ; et nous autres, qu’étions-nous il y a vingt siècles ? des barbares qui ne savions pas écrire, mais qui égorgions des filles et des petits garçons à l’honneur de Teutatès, comme nous en avons égorgé, en 1572, à l’honneur de saint Barthélémy.

Un officier[2] qui commande dans un fort près du Gange, et qui est l’ami intime d’un des principaux bramins, m’a apporté une copie des quatre Veidam, qu’il assure être très-fidèle. Il est difficile que ce livre n’ait au moins cinq mille ans d’antiquité. C’est bien à nous, qui ne devons notre sacrement de baptême qu’aux usages des anciens Gangarides qui passèrent chez les Arabes, et que notre Seigneur Jésus-Christ a sanctifiés ; c’est bien à nous, vraiment, à combattre l’antiquité de ceux qui nous ont fourni du poivre de toute antiquité ! Le monde est bien vieux ; les habitants de la Gaule cisalpine sont bien jeunes, et souvent bien sots ou bien fous.

Si quelqu’un peut les rendre plus raisonnables, c’est vous, monsieur ; mais on dit qu’il y a des aveugles qui donnent des coups de pied dans le ventre à ceux qui veulent leur rendre la lumière. Je suis, etc.

  1. Voyez la note 2, tome XL, page 498.
  2. Le chevalier de Maudave ; voyez la lettre 4267.