Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4429

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 163-164).

4429. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Ferney, pays de Gex, en Bourgogne, par Genève, 22 janvier.

Madame, moi, n’avoir point écrit à Votre Altesse sérénissime ! Moi, coupable d’ingratitude ! Non, madame, il est impossible d’être ingrat avec vous ; il y a trop de plaisir à sentir et à exprimer les sentiments qu’on vous doit. Ce n’est qu’avec les ennuyeux qu’on est ingrat ; on ne l’est jamais envers les vertus aimables.

J’ai eu l’honneur d’écrire à Votre Altesse sérénissime tant que j’ai eu un souffle de vie ; et l’état de faiblesse où je suis me force aujourd’hui de vous remercier de vos bienfaits par une main étrangère. Je reçois le paquet de Mme  de Bassevitz. Je vais la remercier ; mais elle permettra que je commence par Mme  la duchesse de Gotha.

Je m’étais bien donné de garde, madame, d’adresser par la poste les volumes du Czar Pierre. Le port immense qu’ils auraient coûté eût été une indiscrétion, et le paquet ne valait pas cette dépense. J’envoyai le petit ballot par le commissionnaire Oboussier, de Lausanne. Il m’a plusieurs fois assuré que le paquet était arrivé à Francfort ; je lui écris encore aujourd’hui pour savoir le nom de son correspondant. Le peu de sûreté des voitures publiques est, à la vérité, le plus petit malheur de la guerre ; mais il ne laisse pas d’en être un. Quand finira-t-elle donc, madame, cette guerre funeste ? Mme de Bassevitz n’en souffre-t-elle pas beaucoup ? Son pays n’est-il pas dévasté et rançonné ?

Oserais-je, madame, prendre la liberté de vous demander où est à présent monsieur le landgrave de Hesse ? Serait-il vrai qu’il fût gardé à vue, et qu’on ne pût lui écrire les choses les plus simples qu’en courant quelque risque ? N’est-ce pas encore là un des effets de cette guerre maudite ?

Un de mes étonnements est que le roi de Prusse ait pu envoyer un détachement de son armée à celle de ses alliés. Depuis Mithridate, on n’a jamais résisté si longtemps : il fut vaincu par des Romains ; mais le Mithridate d’aujourd’hui est le seul Romain que je connaisse. Son poëme sur l’Art de la guerre est très-bien traduit en italien. Il est plus aisé de traduire ses vers que d’imiter ses exemples.

Je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime et à ceux de toute votre auguste famille, avec le plus profond et le plus tendre respect.


Le vieux Suisse V.

P. S. La grande maîtresse des cœurs m’a-t-elle entièrement oublié ? Je ne doute pas que Votre Altesse sérénissime n’ait un ministre à Paris ; mais si elle n’en avait pas, elle me permettra de lui recommander un Genevois nommé Cromelin, dont je réponds comme de moi-même. Elle en serait quitte, je crois, pour 1,200 livres de France par an, ou à peu près, et elle serait fidèlement servie. Son Altesse sérénissime permet-elle qu’on insère ici cette lettre pour Mme  de Bassevitz ?

  1. Éditeurs, Bavoux et François.