Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4443

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 184-185).

4443. — À M.  THIERIOT.
À Ferney, 31 janvier.

Je reçois des lettres bien aimables de M.  Damilaville et de M.  Thieriot : j’en avais grand besoin, car mes contemporains meurent de tous côtés, et je me porte assez mal. Cependant l’Épître à Mlle  Clairon sera envoyée à mes amis probablement par la poste prochaine, après quoi j’aurai grand soin de tout ce qu’ils me recommandent : il faut mourir au lit d’honneur.

Je suis très-fâché que les impies aient rayé de ma pancarte le culte et les exercices de religion[1], parce que je remplis tous ces devoirs avec la plus grande exactitude. On ne devait pas non plus mettre dans les terres, au lieu de mes terres, parce que je ne suis pas obligé d’aller à la messe dans les terres d’autrui, mais suis obligé d’y aller dans les miennes. Mes amis verront la preuve de ce que je prends la liberté de leur représenter dans ma lettre[2] à M.  le marquis Albergati.

La nécessité de remplir tous les devoirs de la religion chez moi m’est d’autant plus sévèrement imposée que je suis comptable de l’éducation que je donne à Mlle  Corneille. J’ai lu malheureusement la page 164 de Fréron[3], dans laquelle il dit que « je fais élever Mlle  Corneille, au sortir du couvent, par un bateleur de la Foire que je traite en frère depuis un an ; et que Mlle  Corneille aura une plaisante éducation ».

Ces lignes diffamatoires sont d’autant plus punissables qu’elles outragent personnellement Mlle  Corneille, et surtout Mme  Denis, ma nièce, qui l’élève comme sa fille. Mes amis et le public sentiront aisément que Mlle  Corneille, étant chez moi, ne peut jamais trouver un mari que par la conduite la plus irréprochable. Fréron la perd sans ressource, en avançant faussement que je la fais élever par L’Écluse. Il est très-faux que L’Écluse soit chez moi ; il y a environ six mois qu’il exerce sa profession de chirurgien-dentiste à Genève, et qu’il n’est sorti de cette ville. Mme  Denis, qui l’avait mandé, il y a environ huit mois, pour lui accommoder les dents, ne l’a pas revu deux fois depuis ce temps-là ; il travaille sans relâche à Genève, et y rend de très-grands services.

Il est très-permis au nommé Fréron de critiquer tant qu’il voudra des vers et de la prose, mais il ne lui est permis ni d’attaquer une dame, veuve d’un gentilhomme mort au service du roi, ni une demoiselle alliée aux plus grandes maisons du royaume, et qui porte un nom plus grand que ses alliances ; ni même le sieur L’Écluse, qui peut avoir joué autrefois la comédie, mais qui est chirurgien du roi de Pologne, et auquel le reproche d’avoir été acteur peut faire un très-grand tort dans sa profession. Ces trois diffamations réunies forment un corps de délit dont il est nécessaire de demander justice. Le père de Mlle  Corneille outragée doit agir en son nom sans aucun délai.

La poste va partir ; je n’ai que le temps d’ajouter à ma lettre que je persiste toujours dans mon opinion sur les finances. Il y a eu beaucoup de dissipation et de brigandage, je l’avoue ; mais quand on a contre les Anglais une guerre si funeste, il faut, ou que toute la nation combatte, ou que la moitié de la nation s’épuise à payer la moitié qui verse son sang pour elle. J’ai une pension du roi, je rougirais de la recevoir tant qu’il y aura des officiers qui souffriront[4].

Je suis pénétré de la plus tendre reconnaissance pour toutes les bontés assidues de M.  Damilaville et de M.  Thieriot. Plura alias.

  1. Voyez tome XXIV, page 159.
  2. Lettre 4387.
  3. Voyez une note de la lettre 4416.
  4. Voyez la lettre à Mme  de Lutzelbourg, du 10 mars 1761.