Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4534

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 284-286).

4534. — À M.  L’ABBÉ TRUBLET[1].
Au château de Ferney, ce 27 avril.

Votre lettre et votre procédé généreux, monsieur, sont des preuves que vous n’êtes pas mon ennemi, et votre livre vous faisait soupçonner de l’être. J’aime bien mieux en croire votre lettre. que votre livre : vous aviez imprimé que je vous faisais bâiller[2], et moi j’ai laissé imprimer que je me mettais à rire. Il résulte de tout cela que vous êtes difficile à amuser, et que je suis mauvais plaisant ; mais enfin, en bâillant et en riant, vous voilà mon confrère, et il faut tout oublier en bons chrétiens et en bons académiciens.

Je suis fort content, monsieur, de votre harangue, et très-reconnaissant de la bonté que vous avez de me l’envoyer ; à l’égard de votre lettre,


Nardi parvus onyx eliciet cadum.

(Hor., lib. IV, od. xii, v. 17.)


Pardon de vous citer Horace, que vos héros, MM. de Fontenelle et de Lamotte[3], ne citaient guère. Je suis obligé, en conscience, de vous dire que je ne suis pas né plus malin que vous, et que, dans le fond, je suis bon homme. Il est vrai qu’ayant fait réflexion, depuis quelques années, qu’on ne gagnait rien à l’être, je me suis mis à être un peu gai, parce qu’on m’a dit que cela est bon pour la santé. D’ailleurs je ne me suis pas cru assez important, assez considérable, pour dédaigner toujours certains illustres ennemis qui m’ont attaqué personnellement pendant une quarantaine d’années, et qui, les uns après les autres, ont essayé de m’accabler, comme si je leur avais disputé un évêché ou une place de fermier général. C’est donc par pure modestie que je leur ai donné enfin sur les doigts. Je me suis cru précisément à leur niveau ; et in arenam cum æqualibus descendi, comme dit Cicéron.

Croyez, monsieur, que je fais une grande différence entre vous et eux ; mais je me souviens que mes rivaux et moi, quand j’étais à Paris, nous étions tous fort peu de chose, de pauvres écoliers du siècle de Louis XIV, les uns en vers, les autres en prose, quelques-uns moitié prose, moitié vers, du nombre desquels j’avais l’honneur d’être ; infatigables auteurs de pièces médiocres, grands compositeurs de riens, pesant gravement des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée. Je n’ai presque vu que de la petite charlatanerie : je sens parfaitement la valeur de ce néant ; mais comme je sens également le néant de tout le reste, j’imite le Vejanius d’Horace :

· · · · · · · · · · Vejanius, armis
Herculis ad postem fixis, latet abditus agro.

(Lib. {{rom-maj[I|1}}, ep. i, v. 4-5.)

C’est de cette retraite que je vous dis très-sincèrement que je trouve des choses utiles et agréables dans tout ce que vous avez fait, que je vous pardonne cordialement de m’avoir pincé, que je suis fâché de vous avoir donné quelques coups d’épingle, que votre procédé me désarme pour jamais, que bonhomie vaut mieux que raillerie, et que je suis, monsieur mon cher confrère, de tout mon cœur, avec une véritable estime et sans compliment, comme si de rien n’était, votre, etc.

  1. Trublet (voyez tome XXXIV, page 491), reçu à l’Académie le 13 avril 1761, avait envoyé à Voltaire son discours de réception. Formey, dans ses Souvenirs, II, 187, date cette lettre de Voltaire du 27 août. C’est une erreur évidente, puisque la réponse de Trublet est du 10 mai (voyez lettre 4542). Formey croyait inédite la lettre de Voltaire, qui avait été imprimée depuis de longues années dans les Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse (voyez tome XXV, page 579) ; dans M. de Voltaire peint par lui-même, 1768, etc. ; dans le tome VI des Pièces intéressantes et peu connues, publiées par de La Place. (B.)
  2. Dans son morceau De la Poésie et des Poëtes, au tome IV de, ses Essais de littérature, l’abbé Trublet avait imprimé : « On a osé dire de la Henriade, et on l’a dit sans malignité :

    Je ne sais pas pourquoi je bâille en la lisant.

    … Ce n’est point le poëte qui ennuie et fait bâiller dans la Henriade, c’est la poésie, ou plutôt les vers, »

  3. L’abbé Trubblet a donné des Mémoires pour servir à l’histoire de la vie et des ouvrages de Fontenelle, 1759, in-12, 1761, in-12. On avait imprimé à la suite l’Article de M. de Lamotte, par M. l’abbé Goujet, revu et augmenté par M. L’abbé Trublet, et tiré du Dictionnaire de Moréri, édition de Paris, 1759.