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Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4568

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 316-320).

4568. — À M. JEAN SCHOUVALOW[1].
À Ferney, 11 juin.

Monsieur, vous vous êtes imposé vous-même le fardeau de l’importunité que mes lettres, peut-être trop fréquentes, doivent vous faire éprouver : voilà ce que c’est que de m’avoir inspiré de la passion pour Pierre le Grand et pour vous : les passions sont un peu babillardes.

Votre Excellence a dû recevoir plusieurs cahiers qui ne sont que de très-faibles esquisses ; j’attendrai que vous fassiez mettre en marge quelques mots qui me serviront à faire un vrai tableau ; ils ont été écrits à la hâte. Vous distinguerez aisément les fautes du copiste et celles de l’auteur, et tout sera ensuite exactement rectifié : j’ai voulu seulement pressentir votre goût.

Dès que j’ai pu avoir un moment de loisir, j’ai lu les remarques[2] sur le premier tome, envoyées par duplicata, desquelles je n’ai reçu qu’un seul exemplaire, l’autre ayant été perdu, apparemment avec les autres papiers confiés à M. Pouschkin.

Je vous prierai en général, vous, monsieur, et ceux qui ont fait ces remarques, de vouloir bien considérer que votre secrétaire des Délices écrit pour les peuples du Midi, qui ne prononcent point les noms propres comme les peuples du Nord. J’ai déjà eu l’honneur de remarquer avec vous[3] qu’il n’y eut jamais de roi de Perse appelé Darius, ni de roi des Indes appelé Porus ; que l’Euphrate, le Tigre, l’Inde, et le Gange, ne furent jamais nommés ainsi par les nationaux, et que les Grecs ont tout grécisé.


· · · · · · · · · · Graiis dedit ore rotundo
Musa loqui · · · · · · · · · ·

(Hor., de Art. poet.,.323-24.)

Pierre le Grand ne s’appelle point Pierre chez vous ; permettez cependant que l’on continue à l’appeler Pierre ; à nommer Moscow, Moscou ; et la Moskowa, la Moska, etc.

J’ai dit que les caravanes pourraient, en prenant un détour par la Tartarie indépendante, rencontrer à peine une montagne de Pétersbourg à Pékin, et cela est très-vrai : en passant par les terres des Éluths, par les déserts des Kalmouks-Kotkos, et par le pays des Tartares de Kokonor, il y a des montagnes à droite et à gauche ; mais on pourrait certainement aller à la Chine sans en franchir presque aucune ; de même qu’on pourrait aller par terre, et très-aisément, de Pétersbourg au fond de la France, presque toujours par des plaines. C’est une observation physique assez importante, et qui sert de réponse au système, aussi faux que célèbre, que le courant des mers a produit les montagnes qui couvrent la terre. Ayez la bonté de remarquer, monsieur, que je ne dis pas qu’on ne trouve point de montagnes de Pétersbourg à la Chine ; mais je dis qu’on pourrait les éviter en prenant des détours.

Je ne conçois pas comment on peut me dire qu’on ne connaît point la Russie noire. Qu’on ouvre seulement le dictionnaire de La Martinière au mot Russie, et presque tous les géographes, on trouvera ces mots : Russie noire, entre la Volhinie et la Podolie, etc.

Je suis encore très-étonné qu’on me dise que la ville que vous appelez Kiow ou Kioff ne s’appelait point autrefois Kiovie. La Martinière est de mon avis : et si on a détruit les inscriptions grecques, cela n’empêche pas qu’elles n’aient existé.

J’ignore si celui qui transcrivit les mémoires à moi envoyés par vous, monsieur, est un Allemand : il écrit Jwan Wassiliewitsch, et moi j’écris Ivan Basilovitz ; cela donne lieu à quelques méprises dans les remarques.

Il y en a une bien étrange à propos du quartier de Moscou appelé la Ville chinoise. L’observateur dit que « ce quartier portait ce nom avant qu’on eût la moindre connaissance des Chinois et de leurs marchandises ». J’en appelle à Votre Excellence : comment peut-on appeler quelque chose chinois, sans savoir que la Chine existe ? Dirait-on la valeur russe, s’il n’y avait pas une Russie ?

Est-il possible qu’on ait pu faire de telles observations ? Je serais bien heureux, monsieur, si vos importantes occupations vous avaient permis de jeter les yeux sur ces manuscrits que vous daignez me faire parvenir. L’écrivain prodigue les s, c, k, h, allemands. La rivière que nous appelons Veronise, nom très-doux à prononcer, est appelée, dans les mémoires, Woronestch ; et, dans les observations, on me dit que vous prononcez Voronége : comment voulez-vous que je me reconnaisse au milieu de toutes ces contrariétés ? J’écris en français ; ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française ?

Pourquoi, lorsqu’en suivant exactement vos mémoires, ayant distingué les serfs des évêques et les serfs des couvents, et ayant mis pour les serfs des couvents le nombre de 721,500, ne daigne-t-on pas s’apercevoir qu’on a oublié un zéro en répétant ce nombre à la page 59#1, et que cette erreur vient uniquement du libraire, qui a mal mis le chiffre en toutes lettres ?

Pourquoi s’obstine-t-on à renouveler la fable honteuse et barbare du czar Ivan Basilovitz, qui voulut faire, dit-on, clouer le chapeau d’un prétendu ambassadeur d’Angleterre, nommé Bèze, sur la tête de ce pauvre ambassadeur ? Par quelle rage ce czar voulait-il que les ambassadeurs orientaux lui parlassent nu-tête ? L’observateur ignore-t-il que, dans tout l’Orient, c’est un manque de respect que de se découvrir la tête ? Interrogez, monsieur, le ministre d’Angleterre, et il vous certifiera qu’il n’y a jamais eu de Bèze ambassadeur ; le premier ambassadeur fut M. de Carlisle.

Pourquoi me dit-on qu’au VIe siècle on écrivait à Kiovie sur du papier, lequel n’a été inventé qu’au xiie siècle#2 ?

L’observation la plus juste que j’aie trouvée est celle qui concerne le patriarche Photius. Il est certain que Photius était mort longtemps avant la princesse Olha ; on devait écrire Polyeucte au lieu de Photius : Polyeucte était patriarche de Constantinople[4][5] au temps de la princesse Olha. C’est une erreur de copiste que j’aurais dû corriger en relisant les feuilles imprimées[6] : je suis coupable de cette inadvertance, que tout homme qui sera de bonne foi rectifiera aisément.

Est-il possible, monsieur, qu’on me dise, dans les observations, que le patriarchat de, Constantinople était le plus ancien ? C’était celui d’Alexandrie ; et il y avait eu vingt évêques de Jérusalem avant qu’il y en eût un à Byzance.

Il importe bien vraiment qu’un médecin hollandais se nomme Vangad ou Vangardt ! Vos mémoires, monsieur, l’appellent Vangad, et votre observateur me reproche de n’avoir pas bien épelé le nom de ce grand personnage. Il semble qu’on ait cherché à me mortifier, à me dégoûter, et à trouver, dans l’ouvrage fait sous vos auspices, des fautes qui n’y sont pas.

J’ai reçu aussi, monsieur, un mémoire intitulé Abrégé des recherches de l’antiquité des Russes, tire de l’Histoire étendue à laquelle on travaille.

On commence par dire, dans cet étrange mémoire, « que l’antiquité des Slaves s’étend jusqu’à la guerre de Troie, et que leur roi Polimène alla avec Anténor au bout de la mer Adriatique, etc. » C’est ainsi que nous écrivions l’histoire il y a mille ans ; c’est ainsi qu’on nous faisait descendre de Francus par Hector, et c’est apparemment pour cela qu’on veut s’élever contre ma préface[7] dans laquelle je remarque ce qu’on doit penser de ces misérables fables. Vous avez, monsieur, trop de goût, trop d’esprit, trop de lumières, pour souffrir qu’on étale un tel ridicule dans un siècle aussi éclairé.

Je soupçonne[8] le même Allemand d’être l’auteur de ce mémoire, car je vois Juanovitz, Basilovitz, orthographiés ainsi : Wanovitsch, Wassiliewitsch. Je souhaite à cet homme plus d’esprit et moins de consonnes.

Croyez-moi, monsieur, tenez-vous-en à Pierre le Grand ; je vous abandonne nos Chilpéric, Childéric, Sigebert, Caribert, et je m’en tiens à Louis XIV.

Si Votre Excellence pense comme moi, je la supplie de m’en instruire. J’attends l’honneur de votre réponse, avec le zèle et l’envie de vous plaire que vous me connaissez ; et je croirai toujours avoir très-bien employé mon temps, si je vous ai convaincu des sentiments pleins de vénération et d’attachement avec lesquels je serai toute ma vie, monsieur, de Votre Excellence, etc.

  1. Nous avons cité cette lettre tome XVI, pages 391 et 419.
  2. Elles étaient de J.-F. Muller, à qui est adressée la lettre 1834 (tome XXXVI, page 456.)
  3. Si c’est dans une lettre, elle parait perdut. (B.)
  4. La faute est corrigée depuis longtemps ; voyez la note, tome XVI, page 419.
  5. On croit que le papier de linge est du xiie siècle, et le papier de coton du neuvième. (B.)
  6. Le passage a été changé ; voyez tome XVI, page 423.
  7. Voyez tome XVI, page 382.
  8. Les soupçons étaient justes.