Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4580

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 330-332).

4580. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
21 juin.

Mes divins anges, lisez mes remontrances avec attention et bénignité.

Considérez d’abord que le plan d’un cerveau n’a pas six pouces de large, et que j’ai pour cent toises au moins de tribulations et de travaux. Le loisir fut certainement le père des Muses ; les affaires en sont les ennemies, et l’embarras les tue. On peut bien à la vérité faire une tragédie, une comédie, ou deux ou trois chants d’un poëme, dans une semaine d’hiver ; mais vous m’avouerez que cela est impossible dans le temps de la fenaison et des moissons, des défrichements et des dessèchements ; et quand à ces travaux de campagne il se joint des procès, le tripot de Thémis l’emporte sur celui de Melpomène. Je vous ai caché une partie de mes douleurs ; mais enfin il faut que vous sachiez que j’ai la guerre contre le clergé. Je bâtis une église assez jolie, dont le frontispice est d’une pierre aussi chère que le marbre ; je fonde une école, et, pour prix de mes bienfaits, un curé d’un village voisin, qui se dit promoteur, et un autre curé qui se dit official, m’ont intenté un procès criminel[1] pour un pied et demi de cimetière, et pour deux côtelettes de mouton qu’on a prises pour des os de morts déterrés.

On m’a voulu excommunier pour avoir voulu déranger une croix de bois, et pour avoir abattu insolemment une partie d’une grange qu’on appelait paroisse.

Comme j’aime passionnément à être le maître, j’ai jeté par terre toute l’église, pour répondre aux plaintes d’en avoir abattu la moitié. J’ai pris les cloches, l’autel, les confessionnaux, les fonts baptismaux ; j’ai envoyé mes paroissiens entendre la messe à une lieue.

Le lieutenant criminel, le procureur du roi, sont venus instrumenter ; j’ai envoyé promener tout le monde ; je leur ai signifié qu’ils étaient des ânes, comme de fait ils le sont. J’avais pris des mesures de façon que monsieur le procureur général du parlement de Dijon leur a confirmé cette vérité. Je suis à présent sur le point d’avoir l’honneur d’appeler comme d’abus, et ce ne sera pas maître Le Dain[2] qui sera mon avocat. Je crois que je ferai mourir de douleur mon évêque[3], sil ne meurt pas auparavant de gras fondu.

Vous noterez, s’il vous plaît, qu’en même temps je m’adresse au pape en droiture. Ma destinée est de bafouer Rome, et de la faire servir à mes petites volontés. L’aventure de Mahomet m’encourage. Je fais donc une belle requête au saint-père : je demande des reliques pour mon église, un domaine absolu sur mon cimetière, une indulgence in articulo mortis, et, pendant ma vie, une belle bulle pour moi tout seul, portant permission de cultiver la terre les jours de fête sans être damné. Mon évêque est un sot qui n’a pas voulu donner au malheureux petit pays de Gex la permission que je demande ; et cette abominable coutume de s’enivrer en l’honneur des saints, au lieu de labourer, subsiste encore dans bien des diocèses. Le roi devrait, je ne dis pas permettre les travaux champêtres ces jours-là, mais les ordonner. C’est un reste de notre ancienne barbarie de laisser cette grande partie de l’économie de l’État entre les mains des prêtres.

M. de Courteilles vient de faire une belle action en faisant rendre un arrêt du conseil pour les dessèchements des marais. Il devrait bien en rendre un qui ordonnât aux sujets du roi de faire croître du blé le jour de Saint-Simon et de Saint-Jude[4], tout comme un autre jour. Nous sommes la fable et la risée des nations étrangères, sur terre et sur mer ; les paysans du canton de Berne, mes voisins, se moquent de moi, qui ne puis labourer mon champ que trois fois, tandis qu’ils labourent quatre fois le leur. Je rougis de m’adressera un évêque de Rome, et non pas à un ministre de France, pour faire le bien de l’État.

Si ma supplique au pape et ma lettre[5] au cardinal Passionei sont prêtes au départ de la poste, je les mettrai sous les ailes de mes anges, qui auraient la bonté de faire passer mon paquet à M. le duc de Choiseul : car je veux qu’il en rie et qu’il m’appuie. Cette négociation sera plus aisée à terminer honorablement que celle de la paix.

Je passe du tripot de l’Église à celui de la Comédie. Je croyais que frère Damilaville et frère Thieriot s’étaient adressés à mes anges pour cette pièce qu’on prétend être d’après Jodelle, et qui est certainement d’un académicien de Dijon[6]. Ils ont été si discrets qu’ils n’ont pas, jusqu’à présent, osé vous en parler ; il faudra pourtant qu’ils s’adressent à vous, et que vous les protégiez très-discrètement, sous main, sans vous cacher visiblement.

Je ne saurais finir de dicter cette longue lettre sans vous dire à quel point je suis révolté de l’insolence absurde et avilissante avec laquelle on affecte encore de ne pas distinguer le théâtre de la Foire du théâtre de Corneille, et Gilles de Baron ; cela jette un opprobre odieux sur le seul art qui puisse mettre la France au-dessus des autres nations, sur un art que j’ai cultivé toute ma vie aux dépens de ma fortune et de mon avancement. Cela doit redoubler l’horreur de tout honnête homme pour la superstition et la pédanterie. J’aimerais mieux voir les Français imbéciles et barbares, comme ils l’ont été douze cents ans, que de les voir à demi éclairés. Mon aversion pour Paris est un peu fondée sur ce dégoût. Je me souviens avec horreur qu’il n’y a pas une de mes tragédies qui ne m’ait suscité les plus violents chagrins ; il fallait tout l’empire que vous avez sur moi pour me faire rentrer dans cette détestable carrière. Je n’ai jamais mis mon nom à rien, parce que mettre son nom à la tête d’un ouvrage est ridicule, et on s’obstine à mettre mon nom à tout : c’est encore une de mes peines.

J’ajouterai que je hais si furieusement maître Omer que je ne veux pas me trouver dans la même ville où ce crapaud noir coasse. Voilà mon cœur ouvert à mes anges ; il est peut-être un peu rongé de quelques gouttes de fiel, mais vos bontés y versent mille douceurs.

Encore un mot ; cela ne finira pas si tôt. Permettez que je vous adresse ma réponse à une lettre de M. le duc de Nivernais[7]. L’embarras d’avoir les noms des souscripteurs pour les Œuvres de l’excommunié et infâme P. Corneille ne sera pas une de nos moindres difficultés. Il y en a à tout : ce monde-ci n’est qu’un fagot d’épines.

Vous n’aurez pas aujourd’hui ma lettre au pape, mes divins anges ; on ne peut pas tout faire.

Je vous conjure d’accabler de louanges M. de Courteilles, pour la bonne action qu’il a faite de faire rendre un arrêt qui desséchera nos vilains marais.

Voilà une lettre qui doit terriblement vous ennuyer ; mais j’ai voulu vous dire tout.

Mme  Denis et la pupille se joignent à moi.

  1. Voyez une note de la lettre 4566.
  2. Voyez la note, tome XXIV, page 239.
  3. Biord ou Biort.
  4. Le 28 octobre.
  5. La supplique et la lettre manquent. (B.)
  6. Voyez la lettre 4574.
  7. Voyez la lettre suivante.