Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4582

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 333-335).

4582. — À M.  DE LA PLACE,
auteur du mercure[1].
23 juin 1761.

Sic vos, non vobis. Dans le nombre immense de tragédies, comédies, opéras-comiques, discours moraux et facéties, au nombre d’environ cinq cent mille, qui font l’honneur éternel de la France, on vient d’imprimer une tragédie sous mon nom, intitulée Zulime ; la scène est en Afrique : il est bien vrai qu’autrefois, ayant été avec Alzire en Amérique, je fis un petit tour en Afrique avec Zulime, avant d’aller voir Idame à la Chine ; mais mon voyage d’Afrique ne me réussit point. Presque personne dans le parterre ne connaissait la ville d’Arsénié, qui était le lieu de la scène ; c’est pourtant une colonie romaine nommée Arsinaria ; et c’est encore par cette raison-là qu’on ne la connaissait pas.

Trémizène est un nom bien sonore, c’est un joli petit royaume ; mais on n’en avait aucune idée : la pièce ne donna nulle envie de s’informer du gisement de ces côtes. Je retirai prudemment ma Hotte.


· · · · · · · · · · · · · · · Et quæ
Desperat tractata nitescere posse relinquit[2].


Des corsaires se sont enfin saisis de la pièce, et l’ont fait imprimer ; mais, par droit de conquête, ils ont supprimé deux ou trois cents vers de ma façon, et en ont mis autant de la leur : je crois qu’ils ont très-bien fait ; je ne veux point leur voler leur gloire, comme ils m’ont volé mon ouvrage. J’avoue que le dénoûment leur appartient, et qu’il est aussi mauvais que l’était le mien : les rieurs auront beau jeu ; au lieu d’avoir une pièce à siffler, ils en auront deux.

Il est vrai que les rieurs seront en petit nombre, car peu de gens pourraient lire les deux pièces : je suis de ce nombre ; et de tous ceux qui prisent ces bagatelles ce qu’elles valent, je suis peut-être celui qui y met le plus bas prix. Enchanté des chefs-d’œuvre du siècle passé, autant que dégoûté du fatras prodigieux de nos médiocrités, je vais expier les miennes en me faisant le commentateur de Pierre Corneille. L’Académie a agréé ce travail ; je me flatte que le public le secondera, en faveur des héritiers de ce grand nom.

Il vaut mieux commenter Héraclius que de faire Tancrède, on risque bien moins. Le premier jour que l’on joua ce Tancrède, beaucoup de spectateurs étaient venus armés d’un manuscrit qui courait le monde, et qu’on assurait être mon ouvrage : il ressemblait à cette Zulime.

C’est ainsi qu’un honnête libraire, nommé Grange, s’avisa d’imprimer une Histoire générale qu’il assurait être de moi, et il me le soutenait à moi-même ; il n’y a pas grand mal à tout cela. Quand on vexe un pauvre auteur, les dix-neuf vingtièmes du monde l’ignorent, le reste en rit, et moi aussi. Il y a trente à quarante ans que je prenais sérieusement la chose. J’étais bien sot !

Adieu, je vous embrasse.

  1. Cette lettre a été imprimée dans le Mercure de 1761, juillet, tome II, page 81. Les éditeurs de Kehl l’avaient placée dans les Mélanges littéraires, après en avoir imprimé la plus grande partie en tête de la tragédie de Zulime : ce double emploi se retrouve dans beaucoup d’éditions. Au reste, cette lettre est imprimée sans adresse dans le Mercure, et pourrait fort bien être celle que, dans le n° 4583, Voltaire dit adressée à Nicodème Thieriot.
  2. Horace, de Arte poetica, 150-151.