Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4665

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 432).

4665. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Ferney, 7 septembre[2].

Madame, j’ai aujourd’hui deux yeux. Je m’en suis servi bien heureusement pour lire la lettre dont Votre Altesse sérénissime m’honore, et ils conduisent ma main, que mon cœur conduit toujours quand j’ai l’honneur de vous écrire. Je me hâte de profiter de la grâce que me fait la nature de me rendre des yeux, car peut-être me les ôtera-t-elle demain.

On ne s’attendait pas, ce me semble, madame, que le roi d’Angleterre envoyât chercher si loin une femme[3] ; il en aurait trouvé de bien aimables et de bien élevées sur la route. Rien n’arrive de ce qui est vraisemblable. La plus belle chose qu’on ait jamais vue contre la vraisemblance, c’est un prince[4] de l’empire qui s’est défendu seul pendant six ans contre les trois quarts de l’Europe ; mais ce que tout le monde devait bien prévoir, c’est le rôle pitoyable que nous avons joué sur mer, la perte de nos colonies et la perte de notre argent.

Je me console avec Corneille de nos désastres : nous commencerons incessamment l’impression des tragédies et du commentaire ; tout est examiné auparavant par l’Académie française. Il faut que cet ouvrage serve à fixer la langue, et qu’il ait une authenticité qui serve à jamais d’instruction et de règle. L’Académie seule pouvait donner une telle autorité à mes doutes, et c’est elle qui décide. Votre protection, madame, est mon plus grand encouragement. L’ouvrage sera donné tome à tome, et en contiendra plus de dix.

Le papier me manque pour dire à Votre Altesse sérénissime combien je suis pénétré de ses bontés, et pour me mettre à ses pieds.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Cette lettre est de 1761, et non de 1763.
  3. Voyez la lettre à la même, du 9 novembre.
  4. Frédéric II.