Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4787

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 562-563).

4787. — À MADAME LA COMTESSE DE BASSEVITZ.
Aux Délices, 25 décembre.

Madame, vous m’inspirez autant d’étonnement que de reconnaissance. Non-seulement vous écrivez des lettres charmantes à la barbe des housards noirs, mais vous écrivez des Mémoires qui méritent d’être imprimés ; et tout cela dans une langue qui n’est point la vôtre, avec l’exactitude d’un savant, et avec les grâces de nos dames de la cour de Louis XIV : car nous n’avons point aujourd’hui de dames que je vous compare.

Je n’ai reçu, madame, aucune des lettres dont vous me faites l’honneur de me parler. Quand il n’y aurait que ce malheur attaché à la guerre, je la détesterais ; c’est être véritablement pillé que de perdre les lettres dont vous m’honorez.

Je n’ai point changé de demeure, je conserve toujours mes Délices auprès de Genève ; elles me seront toujours chères, puisqu’un fils de notre adorable Mme la duchesse de Gotha a daigné les habiter. Mais comme j’ai des terres en France dans le voisinage, et que par les circonstances les plus singulières et les plus heureuses ces terres sont libres, j’y ai fait bâtir un château assez joli. Si je n’étais que Genevois, je dépendrais trop de Genève ; si je n’étais que Français, je dépendrais trop de la France. Je me suis fait une destinée à moi tout seul, et j’ai acquis cette précieuse liberté après laquelle j’ai soupiré toute ma vie, et sans laquelle je ne crois pas qu’un être pensant puisse être heureux.

Je suis pénétré de vos bontés, madame ; j’ai le règlement ecclésiastique de ce Pierre le Grand qui savait si bien contenir les prêtres. J’ai son oraison funèbre ; et toute oraison funèbre est suspecte. Les matériaux ne me manquent point ; mais rien n’approche de vos Mémoires. L’aventure de la glace cassée[1], et la réponse de Catherine, sont des anecdotes bien précieuses. On voit bien tout ce que cela signifie, mais il n’est pas encore temps de le dire ; les vérités sont des fruits qui ne doivent être cueillis que bien mûrs. Je n’avais jamais entendu parler, madame, des Mémoires du baron de Wissen, qui avait élevé cet infortuné czarovitz ; ils doivent être fort curieux. Je vous avoue que je vous aurais la plus grande obligation de vouloir bien me les faire parvenir ; j’implore la protection de Mme la duchesse de Gotha pour obtenir cette grâce ; vous ne refuserez rien à ce nom. Je souhaite que ce baron Wissen ait dit la vérité : il devait bien connaître son élève ; mais la vérité qu’il peut dire est bien délicate. On m’ouvre en Russie à deux battants les portes de l’amirauté, des arsenaux, des forteresses, et des ports ; mais on ne communique guère la clef du cabinet et de la chambre à coucher.

Quand j’ai un peu de santé, madame, il me prend une forte envie de faire un tour d’Allemagne, d’aller surtout à Gotha, puis à Hambourg, puis à Rostock, et de me présenter en chevalier errant à la porte de Dalwitz ; mais, après ce beau rêve, quand je considère que j’ai bientôt soixante-dix ans, et que je deviens borgne, je reste à ma cheminée et entre deux poêles, tout plein de la respectueuse et tendre reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, madame, votre, etc.


  1. Voyez tome XVI, page 623.