Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4788

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 563-569).

4788. — À M. DUCLOS.

Aux Délices, 25 décembre.

Je présente à l’Académie ma respectueuse reconnaissance de la bonté qu’elle a eue d’examiner mon Commentaire sur les tragédies du grand Corneille, et de me donner plusieurs avis dont je profite.

Nous allons commencer incessamment l’édition. Les frères Cramer vont donner leur annonce au public ; les noms des souscripteurs seront imprimés dans cette annonce : on y verra l’empereur, l’impératrice-reine, et l’impératrice de Russie, qui ont souscrit pour autant d’exemplaires que le roi notre protecteur[1]. Cette entreprise est regardée par toute l’Europe comme très-honorable à notre nation et à l’Académie, et comme très-utile aux belles-lettres.

Le nom de Corneille, et l’attente où sont tous les étrangers de savoir ce qu’ils doivent admirer ou reprendre dans lui, serviront encore à étendre la langue française dans l’Europe.

L’Académie a paru confirmer tous mes jugements sur ce qui concerne la langue, et me laisse une liberté entière sur tout ce qui concerne le goût : c’est une liberté dont je ne dois user qu’en me conformant à ses sentiments, autant que je pourrai les bien connaître. Il est difficile de s’expliquer entièrement de si loin, et en si peu de temps.

Dans les premières esquisses que j’eus l’honneur d’envoyer, je remarque, dans la Mèdèe de Corneille, les enchantements qu’elle emploie sur le théâtre ; et comme mon Commentaire est historique aussi bien que critique, et que je compare les autres théâtres avec le nôtre, je dis[2] que « dans la tragédie de Macbeth, qu’on regarde comme un chef-d’œuvre de Shakespeare, trois sorcières font leurs enchantements sur le théâtre, etc. »

Ces trois sorcières arrivent, au milieu des éclairs et du tonnerre, avec un grand chaudron dans lequel elles font bouillir des herbes. Le chat a miaulé, trois fois, disent-elles, il est temps, il est temps ; elles jettent un crapaud dans le chaudron, et apostrophent le crapaud en criant en refrain : « Double, double, chaudron trouble ! que le feu brûle, que l’eau bouille, double, double ! » Cela vaut bien les serpents qui sont venus d’Afrique en un moment, et ces herbes que Médée a cueillies, le pied nu, en faisant pâlir la lune, et ce plumage noir d’une harpie, etc.

C’est à l’Opéra[3], c’est à ce spectacle consacré aux fables, que ces enchantements conviennent, et c’est là qu’ils ont été le mieux traités.

Voyez dans Quinault[4], supérieur en ce genre :


Esprits malheureux et jaloux,
Qui ne pouvez souffrir la vertu qu’avec peine ;
Vous, dont la fureur inhumaine

Dans les maux qu’elle fait trouve un plaisir si doux,
Démons, préparez-vous à seconder ma haine ;
Démons, préparez-vous
À servir mon courroux.


Voyez, en un autre endroit, ce morceau encore plus fort que chante Médée :


Sortez, ombres, sortez de la nuit éternelle ;
Sortez, omVoyez le jour pour le troubler :
Que l’affreux Désespoir, que la Rage cruelle.
Sortez, omPrennent soin de vous rassembler.
Sortez, omAvancez, malheureux coupables.
Sortez, omSoyez aujourd’hui déchaînés ;
Goûtez l’unique bien des cœurs infortunés,
Sortez, omNe soyez pas seuls misérables.
Ma rivale m’expose à des maux effroyables :
Qu’elle ait part aux tourments qui vous sont destinés.
Sortez, omNon, les enfers impitoyables
Ne pourront inventer des horreurs comparables
Sortez, omAux tourments qu’elle m’a donnés.
Goûtons l’unique bien des cœurs infortunés.
Sortez, omNe soyons pas seuls misérables[5].


Ce seul couplet est peut-être un chef-d’œuvre ; il est fort et naturel, harmonieux et sublime. Observons que c’est là ce Quinault que Boileau affectait de mépriser, et apprenons à être justes.

J’ai l’attention de présenter ainsi aux yeux du lecteur des objets de comparaison, et je présume que rien n’est plus instructif. Par exemple, Maxime dit[6] :


Vous n’aviez point tantôt ces agitations.
Vous paraissiez plus ferme en vos intentions.
Vous ne sentiez au cœur ni remords ni reproches.

CINNA

On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l’on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s’apprète à venir aux effets.
L’âme, de son dessein jusqu’alors possédée, etc.

(Acte III, scène ii.)

Shakespeare, soixante ans auparavant, avait dit la même chose dans les mêmes circonstances ; Brutus, sur le point d’assassiner César, parle ainsi :

« Entre le dessein et l’exécution d’une chose si terrible, tout l’intervalle n’est qu’un rêve affreux. Le génie de Rome et les instruments mortels de sa ruine semblent tenir conseil dans notre âme bouleversée. Cet état funeste de l’âme tient de l’horreur de nos guerres civiles. »

Je mets sous les yeux ces objets de comparaison, et je laisse au lecteur à juger.

J’avais oublié d’insérer, dans mes remarques envoyées à l’Académie, une anecdote qui me paraît curieuse. Le dernier maréchal de La Feuillade, homme qui avait dans l’esprit les saillies les plus lumineuses, étant dans l’orchestre[7] à une représentation de Cinna, ne put souffrir ces vers d’Auguste :


Mais tu ferais pitié, même à ceux que j’irrite,
Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.
Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux,
Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,
Les rares qualités par où tu m’as su plaire, etc.

(Acte V, scène i.)

« Ah ! dit-il, voilà qui me gâte toute la beauté du Soyons amis, Cinna. Comment peut-on dire soyons amis à un homme qu’on accable d’un si profond mépris ? On peut lui pardonner pour se donner la réputation de clémence, mais on ne peut l’appeler ami ; il fallait que Cinna eût du mérite, même aux yeux d’Auguste. »

Cette réflexion me parut aussi juste que fine, et j’en fais juge l’Académie.

Cette considération sur le personnage de Cinna me ramène ici à l’examen de son caractère. Je pense, avec l’Académie, que c’est à Auguste qu’on s’intéresse pendant les deux derniers actes ; mais certainement, dans les premiers, Cinna et Emilie s’emparent de tout l’intérêt ; et dans la belle scène de Cinna et d’Émilie, où Auguste est rendu exécrable, tous les spectateurs deviennent autant de conjurés au récit des proscriptions. Il est donc évident que l’intérêt change dans cette pièce, et c’est probablement par cette raison qu’elle occupe plus l’esprit qu’elle ne touche le cœur.

Nota bene. C’est presque le seul endroit où je me sois écarté du sentiment de l’Académie, et j’ai pour moi quelques académiciens que j’ai consultés.

Les remords tardifs de Cinna me font toujours beaucoup de peine ; je sens toujours que ces remords me toucheraient bien davantage si, dans la conférence avec Auguste, Cinna n’avait pas donné des conseils perfides, s’il ne s’était pas affermi ensuite dans cette même perfidie. J’aime des remords après un crime conçu par enthousiasme : cela me paraît dans la nature, et dans la belle nature ; mais je ne puis souffrir des remords après la plus lâche fourberie : ils ne me paraissent alors qu’une contradiction.

Je ne parle ici que pour la perfection de l’art, c’est le but de tous mes commentaires ; la gloire de Corneille est en sûreté. Je regarde Cinna comme un chef-d’œuvre, quoiqu’il ne soit pas de ce tragique qui transporte l’âme et qui la déchire ; il l’occupe, il l’élève. La pièce a des morceaux sublimes, elle est régulière ; c’en est bien assez.

J’ai été un peu sévère sur Héraclius, mais j’envoie à l’Académie mes premières pensées, afin de les rectifier. M. Mayans y Siscar, éditeur de Don Quichotte et de la Vie de Cervantes, prétend que l’Héraclius espagnol est bien antérieur à l’Héraclius français ; et cela est bien vraisemblable, puisque les Espagnols n’ont daigné rien prendre de nous, et que nous avons beaucoup puisé chez eux : Corneille leur a pris le Menteur, la Suite du Menteur, Don Sanche.

Je demande permission à l’Académie d’être quelquefois d’un avis différent de nos prédécesseurs qui donnèrent leur sentiment sur le Cid. Elle m’approuvera sans doute quand je dis que fuir est d’une seule syllabe, quoiqu’on ait décidé autrefois qu’il était de deux. J’excuse ce vers :


Le premier dont ma race ait vu rougir son front.

(Acte I, scène vii.)


Je trouve ce vers beau ; la race y est personnifiée, et en ce cas son front peut rougir.

J’approuve ce vers :


Mon âme est satisfaite,
Et mes yeux à ma main reprochent ta défaite.

(Acte I, scéne iv.)
L’Académie y trouve une contradiction ; mais il me paraît que ces deux vers veulent dire : Je suis satisfait, je suis vengé, mais je l’ai été trop aisément ; et je demande alors où est la contradiction. On a condamné instruisez-le d’exemple ; je trouve cette hardiesse

très-heureuse. Instruisez-le par exemple serait languissant ; c’est ce qu’on appelle une expression trouvée, comme dit Despréaux. J’ai osé imiter cette expression dans la Henriade :


Il m’instruisait d’exemple au grand art des héros ;

(Ch. II, v. 115.)


et cela n’a révolté personne.

Je prends aussi la liberté d’avoir quelquefois un avis particulier sur l’économie de la pièce. Ceux qui rédigèrent le jugement de l’Académie disent qu’il y aurait eu, sans comparaison, moins d’inconvénient dans la disposition du Cid de feindre, contre la vérité, que le comte ne fût pas trouvé à la fin véritable père de Chimène ; ou que, contre l’opinion de tout le monde, il ne fût pas mort de sa blessure.

Je suis très-sûr que ces inventions, d’ailleurs communes et peu heureuses, auraient produit un mauvais roman sans intérêt. Je souscris à une autre proposition : c’est que le salut de l’État eût dépendu absolument du mariage de Chimène et de Rodrigue. Je trouve cette idée fort belle ; mais j’ajoute qu’en ce cas il eût fallu changer la constitution du poëme.

En rendant ainsi compte à l’Académie de mon travail, j’ajouterai que je suis souvent de l’avis de l’auteur de Télémaque, qui, dans sa Lettre a l’Académie sur l’Éloquence, prétend que Corneille a donné souvent aux Romains une enflure et une emphase qui est précisément l’opposé du caractère de ce peuple-roi. Les Romains disaient des choses simples, et en faisaient de grandes. Je conviens que le théâtre veut une dignité et une grandeur au-dessus de la vérité de l’histoire ; mais il me semble qu’on a passé quelquefois ces bornes.

Il ne s’agit pas ici de faire un commentaire qui soit un simple panégyrique ; cet ouvrage doit être à la fois une histoire des progrès de l’esprit humain, une grammaire, et une poétique.

Je n’atteindrai pas à ce but ; je suis trop éloigné de mes maîtres, que je voudrais consulter tous les jours ; mais l’envie de mériter leurs suffrages, en me rendant plus laborieux et plus circonspect, rendra peut-être mon entreprise de quelque utilité.

Nota bene que je ne puis me servir dans le Cid de l’édition de 1664[8], parce qu’il faut absolument que je mette sous les yeux celle que l’Académie jugea quand elle prononça entre Corneille et Scudéri.

J’ajoute que si l’Académie voulait bien encore avoir la bonté d’examiner le commentaire sur Cinna, que j’ai beaucoup réformé et augmenté, suivant ses avis, elle rendrait un grand service aux lettres. Cinna est de toutes les pièces de Corneille celle que les hommes en place liront le plus dans toute l’Europe, et par conséquent celle qui exige l’examen le plus approfondi.

Je supplie l’Académie d’agréer mes respects.

  1. Louis XV, protecteur de l’Académie française ; voyez page 54.
  2. Voyez tome XXXI, page 197.
  3. Cet alinéa et quelques-uns des suivants sont dans le Commentaire sur Corneille, tome XXXI, pages 197-198.
  4. Amadis, acte II, scène iii.
  5. Thésée, acte III, scène vii. Mais la citation n’est pas exacte : voyez le texte, tome XXXI, page 197.
  6. Cinna, acte III, scène ii. Voyez tome XXXI, page 345.
  7. Ce fut étant sur le théâtre, dit Voltaire, tome XXXI, page 362, que La Feuillade apostropha Auguste.
  8. L’édition de Corneille de 1664 a deux volumes in-folio.