Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4789

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Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 569-570).

4789. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, 28 décembre.

Monseigneur, les Chevaux et les Anes[1] étaient une petite plaisanterie ; je n’en avais que deux exemplaires, on s’est jeté dessus, car nous avons des virtuoses. Si je les retrouve, Votre Éminence s’en amusera un moment ; ce qui m’en plaisait surtout, c’est que le théatin Boyer était au rang des ânes.

Voyez, je vous prie, si je suis un âne dans l’examen de Rodogune. Vous me trouverez bien sévère, mais je vous renvoie à la petite apologie que je fais de cette sévérité à la fin de l’examen. Ma vocation est de dire ce que je pense, fari quæ sentiam[2] ; et le théâtre n’est pas de ces sujets sur lesquels il faille ménager la faiblesse, les préjugés et l’autorité. Je vous demande en grâce de consacrer deux ou trois heures à voir en quoi j’ai raison et en quoi j’ai tort. Rendez ce service aux lettres, et accordez-moi cette grâce. Dictez il vostro parere à votre secrétaire. Vous lirez au coin du feu, et vous dicterez sans peine des jugements auxquels je me conformerai.


Bene si potria dir, frate, tu vai
L’altrui mostrando, o non vedi il tuo fallo ;


et puis vous me parlerez de poutres et de pailles dans l’œil ; à quoi je répondrai que je travaille jour et nuit à rapetasser mon Cassandre ; et que je pourrai même vous sacrifier ce poignard qu’on jette au nez des gens, etc., etc., etc.

Quoi ! sérieusement, vous voulez rendre la théologie raisonnable ? Mais il n’y a que le Diable de La Fontaine à qui cet ouvrage convienne. C’est la chose impossible[3].

Laissez là saint Thomas s’accorder avec Scot[4]. J’ai lu ce Thomas, je l’ai chez moi ; j’ai deux cents volumes sur cette matière, et, qui pis est, je les ai lus. C’est faire un cours de petites-maisons. Riez, et profitez de la folie et de l’imbécillité des hommes. Voilà, je crois, l’Europe en guerre pour dix ou douze ans. C’est vous, par parenthèse, qui avez attaché le grelots[5]. Vous me fîtes alors un plaisir infini. Je ne croyais point que le sanglier que vous mettiez à la broche fût d’une si dure digestion. C’est, je crois, la faute de vos marmitons. Une chose me console, avant que je meure : c’est que je n’ai pas peu contribué, tout chétif atome que je suis, à rendre irréconciliables certain chasseur[6] et votre sanglier. J’en ris dans ma barbe : car, quand je ne souffre pas, je ris beaucoup, et je tiens qu’il faut rire tant qu’on peut. Riez donc, monseigneur, car, au bout du compte, vous aurez toujours de quoi rire. Je me sens pour vous le goût le plus tendre et le plus respectueux. Je me souviens toujours de vos grâces, de votre belle physionomie, de votre esprit ; vive felix. Daignez m’aimer un peu, vous me ferez un plaisir extrême.

  1. Voyez cette pièce, tome X.
  2. Horace, livre I, épître iv, vers 9, dit :

    … Fari possit qum sentiat

  3. C’est le titre d’un conte de La Fontaine.
  4. Laissez là saint Thomas s’accorder avec Scot.

    (Boil., sat. viii, v. 229.)
  5. C’était l’opinion générale, ainsi que le prouvent l’épigramme de Turgot et les Mémoires de Voltaire. Bernis dit le contraire (voyez sa lettre, n° 4820), et c’est aussi l’opinion de Duclos dans ses Mémoires secrets (chapitre de l’Histoire des causes de la guerre de 1756). (B.)
  6. Le chasseur est Choiseul ; le sanglier, Frédéric II, roi de Prusse.