Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4820

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4820. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Montélimart, le 30 janvier.

Je suis persuadé, mon cher confrère, que Corneille, s’il vivait, serait assez grand homme pour se soumettre à l’examen que vous avez fait de Rodogune, et pour adopter vos critiques. Pour moi, après une comparaison exacte de la pièce avec les remarques, je vous avoue que je n’ai rien à changer à vos observations. Toutes les fautes que vous avez relevées, soit dans ce qui concerne l’art du théâtre, la diction ou les règles grammaticales, sont saisies avec autant de justesse que d’équité. Je ne vous trouve pas trop sévère ; vous auriez pu l’être davantage sur ce qui appartient au goût et à la diction ; mais malgré l’équité de vos arrêts, Rodogune restera au théâtre, et il n’y a qu’un homme de génie qui puisse imaginer, créer, et qui osât hasarder le cinquième acte de cette tragédie. Vous me ferez le plus grand plaisir du monde de m’envoyer encore quelques arrêts de votre parlement : ils m’intéressent plus que les décrets de prise de corps contre les vicaires de Saint-Leu, ou les confesseurs des religieuses de Saint-Cloud. Donnez-moi aussi des nouvelles de Cassandre. Vous avez tous les caractères d’un homme supérieur ; vous faites bien, vous faites vite, et vous êtes docile.

Nous parlerons quelque jour du grelot[1] que vous dites que j’ai attaché, et des marmitons qu’on a voulu employer malgré moi. J’ai connu un architecte à qui on a dit : « Vous ferez le plan de cette maison ; mais bien entendu que, l’ouvrage commencé, les piqueurs, ni les maçons, ni les manœuvres, ne seront point sous votre direction, et s’écarteront de votre plan autant qu’il leur conviendra de le faire. » Le pauvre architecte jeta là son plan, et s’en alla planter ses choux. Riez dans votre barbe, quand vous ne pourrez pas rire tout haut ; mais riez toujours, car cela est fort sain pour vous et fort agréable pour moi. Je serai ici jusqu’au 15 de mai, après quoi j’irai passer le reste de l’été chez ma sœur, dans les montagnes, et je regagnerai tout doucement le Soissonnais, à moins que ma santé, qui s’est bien trouvée du climat méridional, ne s’y opposât.

Adieu, mon cher confrère ; je ne conçois pas de plus grand plaisir que celui que j’aurais de vous revoir, de causer avec vous, et de vous embrasser aussi tendrement que je vous aime.

  1. Voyez une note sur la lettre 4789.