Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4798

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4798. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
8 janvier.

Eh, mon Dieu ! il y a cinq ou six jours que Cassandre clôt votre quatrième acte, et que ce quatre est tout changé. Il faut que l’idée soit bien naturelle, puisqu’elle est venue à l’auteur et à l’acteur. Mes divins anges, envoyez-moi donc mon brouillon, que je vous le rebrouillonne. Je vous jure que vous n’aurez plus d’autels souterrains ; mais vous aurez des autels que je vous dresserai.

Il y a toujours des gens qui, comme dit Cicéron, cherchent midi à quatorze heures à une pièce nouvelle ; il est aisé de dire qu’un sabre est trop grand ; il n’y a qu’à le raccourcir. Mme  Denis avait une bonne pique : on ne trouva point du tout mauvais que la forcenée, dans sa rage d’amour, allât se battre contre le premier venu. Elle rencontre son père, et jette ses armes ; cela faisait chez nous un beau coup de théâtre. Nous avons beaucoup d’esprit et de jugement, et votre Paris n’a pas le sens d’une oie. Quand vous faites des opérations de finances, nous vous redressons ; je parle de Genève, car pour moi je suis modeste. Faites comme vous l’entendez ; mais, à votre place, je laisserais crier les critiques.

Duchesne, Gui[1] Duchesne, m’écrit qu’il veut imprimer Zulime. Pourquoi l’imprimer ? quelle nécessité ? Mon avis est qu’elle reste dans le dépôt du tripot : qu’en pensent mes anges ?

Je soutiens toujours que deux scènes de Statira valent mieux que tout Zulime et que toute l’eau rose possible. Mais vous croyez connaître Cassandre (car c’est Cassandre) : non, vous ne le connaissez pas. Quatrième acte nouveau et presque tout entier nouveau, et beaucoup de mailles reprises. Je vous dis que ma nièce Fontaine est folle ; elle ne sait ce qu’elle dit. Mon Dieu, que j’aime Cassandre et le Droit du Seigneur !

Clairon Statira ! c’était ma première pensée. Mes premières idées sont excellentes.

Monsieur le comte de Choiseul, quand tous n’aurez rien à faire, daignez donc vous informer si le roi mon maître a été proposé jadis à Élisabeth l’autocratrice.

Le roi de Prusse a une descente : les flatteurs disent que c’est la descente de Mars ; mais elle n’est que de boyaux, et il ne peut plus monter acheval. Il est comme nous ; il n’a plus de Colbert[2], à ce que disent les mauvais plaisants.

Mais, monsieur le comte de Choiseul, dites donc à l’Espagne qu’elle envoie cinquante vaisseaux à notre secours. Que voulez-vous que nous fassions avec des compliments ?

Gardez-vous d’avoir jamais affaire aux Russes.

Je n’ai point entendu parler de Lekain ; mais son affaire est faite[3].

Je baise bien tendrement le bout de vos ailes.

  1. Nicolas-Bonaventure Duchesne, reçu libraire en 1751, mort en 1765, avait associé Gui à son commerce.
  2. La ville de Colberg, appartenante au roi de Prusse, s’était rendue aux Russes le 16 décembre 1761.
  3. C’était probablement quelque congé qui lui avait été accordé. (B.)